Dans une nouvelle intitulée « Industrie et répression sexuelle dans une société de la plaine du Pô », Umberto Eco, avec son humour décapant, nous propose une enquête anthropologique réalisée par des scientifiques de Mélanésie sur la peuplade primitive de Milan.
Voici la description des « rites de passage »:
Le bas niveau intellectuel des indigènes est attesté par le fait qu’ils ignorent manifestement que Milan ne se trouve pas au bord de la mer; et leur faculté de mémorisation est si faible que, tous les dimanches matin, ils se livrent à leur habituelle fuite précipitée pour rentrer le soir même en troupeaux apeurés, cherchant refuge dans leurs cabanes, prêts à oublier leur folle équipée dès le lendemain.
Par ailleurs, depuis sa plus tendre enfance, le jeune autochtone est éduqué de façon que le désarroi et l’incertitude soient à la base de chacun de ses gestes. Typiques à cet égard, les « rites de passage» qui ont lieu dans des salles souterraines, où les jeunes gens sont initiés à une vie sexuelle dominée par un tabou inhibitif. Caractéristique, la danse qu’ils pratiquent: un jeune homme et une jeune fille sont placés l’un en face de l’autre, remuent les hanches et bougent d’avant en arrière leurs bras pliés à angle droit, toujours de manière que leurs corps ne se touchent pas. À travers ces danses transparaît déjà le désintérêt absolu et mutuel des deux partenaires, qui s’ignorent totalement l’un l’autre, à telle enseigne que lorsque l’un des danseurs se penche en prenant l’attitude habituelle de l’acte sexuel – et en en mimant les mouvements rythmiques -, l’autre bat en retraite, comme horrifié, et cherche à s’esquiver en se renversant parfois jusqu’à terre; mais au moment où l’autre, qui est parvenu à le rejoindre, pourrait user de lui, il s’en éloigne brusquement et rétablit les distances. L’apparente asexualité de la danse (un véritable rite initiatique empreint d’idéaux d’abstinence totale) se complique toutefois de certains détails obscènes. En effet, le danseur mâle, au lieu de montrer normalement son membre nu et de le faire tournoyer au milieu des applaudissements de la foule (comme le ferait n’importe lequel de nos garçons participant à une fête sur l’Île de Manus ou ailleurs), le tient soigneusement couvert. Je laisse au lecteur le soin d’imaginer le sentiment de dégoût qu’éprouve le spectateur même le moins bégueule). Pareillement, la danseuse ne laisse jamais apercevoir ses seins, et, en les soustrayant à la vue de l’assistance, elle contribue manifestement à créer des désirs insatisfaits qui ne peuvent que provoquer des frustrations profondes.
U.Eco, Pastiches et postiches. Paris, 10/18, 1992
(paru dans le Canard Folk en décembre 2004)