Passé, présent et avenir d’un vieux banza haïtien – Le Canard Folk, mars 2021.
Notes complémentaires à propos de mon article dans le C.F. de juillet 2020. G. De Smaele, 09.12.2020.
Suite au présent article et à celui du C.F. de juillet 2020, Belspo -dont dépend le MiM-, en laissera bientôt paraître un
troisième 1 : www.belspo.be/belspo/organisation/publ_science_fr.stm

Ces trois volets sont des approches complémentaires. Entretemps, l’exposition « Great Black Music » est passée par Bruxelles. Rappelons aussi que le Musée National de l’Histoire et de la Culture Afro-Américaine s’est ouvert officiellement à Washington en 2016, tandis que le Musée National de la Musique Afro-Américaine a été inauguré en septembre 2020 à Nashiviile, en face du Ryman, le temple de la Country Music 2 .

A droite, le banza ramené en France en 1841 par Victor Schoelcher Exposition « Great Black Music ». Paris, Cité de la Musique, du 11 mars au 24 août 2014 www.greatblackmusic.fr
Photo : Gérard De Smaele.

Des récits épiques des griots mandingues à la plainte mélodique des bluesmen du delta du Mississippi, des bouges de La Nouvelle-Orléans aux clubs de Manhattan, des rythmes yoruba à la naissance de l’afrobeat, des mélopées du maloya à la samba, des faubourgs de Kingston, où apparurent le ska et le reggae, jusqu’aux terrains vagues du Bronx où surgit le hip-hop : la voix, le souffle, les rythmes, l’âme indomptée de millions d’esclaves déportés a généré une constellation musicale d’une richesse inouïe.
Quatre cents ans de terreur raciale n’ont pas empêché une immense explosion de créativité et de liberté. La saga des musiques noires façonne la culture populaire mondiale, et transcende toute conception ethniciste ou nationaliste : elle est tout à la fois africaine, américaine, caribéenne, européenne. Traversant les siècles et les continents, elle a laissé à chaque génération son lot d’émotions et de mémoires marquées par un refrain indélébile, une vibration ou un groove inimitable.
Recréée spécialement pour les Halles de Schaerbeek, l’exposition Great Black Music retrace cette formidable épopée
culturelle.

Marc Benaïche
Commissaire de l’exposition « Great Black Music », Paris, 2014.
collectionsdumusee.philharmoniedeparis.fr/exposition-great-black-music.aspx

Présentation de l’exposition aux Halles de Schaerbeek.
Du 06.10.2020 au 20.12.2012
www.halles.be/fr/ap/386-great-black-music

 

 

un navire négrier anglais et son plan de ‘stockage’ des captifs. Le Brookes, construit à Liverpool en 1781. Gravure de 1789.

 

Nul ne pourrait ignorer l’influence fondamentale de la musique ‘black’ dans l’histoire de la musique populaire contemporaine. Notre musée des instruments de musique, le MiM 3 , tout comme celui de Paris, ainsi que d’autres grandes institutions du même genre, ne montrent aucun banjo dans leurs expositions permanentes. On n’a peut-être pas
encore assez conscience de l’importance particulière de cet instrument, dont la mise en valeur par des études ‘scientifiques’ relève encore en grande partie d’initiatives individuelles et privées.

La Philharmonie de la Ville de Paris abrite cependant en ses murs un fabuleux musée d’instruments de musique. Celui-ci conserve notamment le précieux banza haïtien 4, un banjo primitif historique qui a le mérite de nous rappeler les origines ancestrales de cet instrument. Si son analyse intéresse de près les musicologues 5, l’actualité récente a une fois de plus remis en évidence le racisme systémique et les discriminations que les Afro-Américains ont malheureusement encore à combattre. Depuis l’apparition du mouvement ‘Black Lives Matters’, leurs revendications se sont à nouveau réaffirmées dans les cercles musicaux. Dans la musique folk des USA, les noirs -déjà encouragés par leurs partenaires blancs, tels que Pete et Mike Seeger (qui a retrouvé Lucious Smith), Bob Carlin 6 ou Béla Fleck 7 …-, veulent continuer à montrer qu’ils ont aussi droit de cité. Avec l’émergence d’artistes tels que Otis Taylor, Rhiannon Giddens, Don Flemmons ou Jake Blount 8, leurs voix seront amplifiées. Pour eux, le banjo est encore un outil au service de l’évolution des mentalités.
jakeblount.com/home

Le banza haïtien, ainsi que d’autres instruments, avaient été ramenés en France en 1841 par Victor Schoelcher (1804-1893) . Il en fera don au Musée du Conservatoire de Paris 9. Sur la route de nos vacances, en passant par La Rochelle, Nantes ou Bordeaux, rappelons-nous de ce que fut le ‘commerce triangulaire transatlantique’, dont la
déportation d’esclaves noirs faisait partie intégrante. L’héritage d’un passé esclavagiste et colonialiste est lourd à assumer mais aussi d’une inextricable complexité. Soit dit au passage, la joie de la musique ne devrait jamais nous faire oublier le tourbillon dans lequel nos ‘braves’ nations européennes se sont laissées emporter.
Tandis que le banjo à cinq cordes était devenu l’apanage d’une Amérique Blanche, les leaders du folk revival de l’après-guerre 1940-45 -je pense ici à Alan Lomax, Pete Seeger, Moses Asch, Irwin Silber, Izzy Young et à tant d’autresn’ont eu de cesse de lutter pour la justice sociale et la défense des droits des Afro-Américains.

Le 22 mai 2020, en lisant le journal, mon attention fut attirée par l’annonce de la destruction de deux statues de Victor Schoelcher en Martinique 10. On a reproché à cet anti-esclavagiste de représenter le paternalisme de la France et d’être arrivé un peu tard pour annoncer la fin de ce système d’exploitation par son gouvernement, alors que la population locale en avait déjà décidé elle-même -par la révolte- bien avant cette déclaration. De nos jours, son banza haïtien pourrait bien devenir le symbole des luttes d’une nation mais aussi l’emblème d’une musique, qui dans les années à venir, et dans les mains de descendants d’Africains, sera portée à se repositionner et à se transformer. Cette musique folk traditionnelle a un riche passé derrière elle, tant musical qu’humain. Elle le doit à sa constante adaptation aux circonstances de son
époque. Les musiciens américains savent aussi regarder leur passé bien en face. Les choses changent et continueront à changer si on continue à s’y accrocher 11.

G. De Smaele
www.desmaele5str.be/dossiersArchives.html

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec Rhiannon Giddens et Don Flemons, Jake Blount est un des grands représentants du ‘black banjo’ contemporain.
Voir : Paul Ruta. «Black Musicians’ Quest to Return the Banjo to Its African Roots.»
in The Smithsonian Folklife Magazine, November 23, 2020 (ainsi que lien en note 7).
folklife.si.edu/magazine/black-banjo-reclamation-project-african-roots

Notes

1 Programmé pour apparaître dans le n°65. Science Connection Magazine est l’organe de la Politique Scientifique Fédérale. Les 10 institutions scientifiques fédérales -la KBR, les Archives du Royaume… ainsi que les Musées Royaux d’Art et d’Histoire, dont le MiM est un département-, sont regroupées sous la tutelle de Belspo : www.belspo.be Au fil de l’actualité le sujet est devenu sensible. Actuellement, avec la réappropriation du banjo à cinq cordes par de plus en plus de musicien-ne-s Afro-Américain-e-s, l’instrument est probablement à un tournant de son histoire. Le moment est opportun pour aborder la mise en valeur du ‘banza haïtien’ dans le contexte actuel, de reconnecter l’histoire avec l’actualité.

2 nmaam.org/mission-vision/ryman.com

3 J’en profite ici pour rappeler que depuis 2011, dans la continuation de l’exposition de 2003-2004, j’ai confié au MiM une part de ma documentation, espérant que cet ensemble puisse un jour servir à l’un ou l’autre chercheur :
• Reìsumeì d’un don fait au Museìe des Instruments de Musique de Bruxelles en 2011-2012. Juin 2018.*
• Don au MIM d’un banjo Framus à cinq cordes, « modèle Derroll Adams ». Mars 2019.*
• Dépôt au MIM de la copie d’une collection d’enregistrements.
• Suivi d’un inventaire complet. Supplément de photos et e-books. Janvier 2020.*
• Don au MIM de la revue « The Five-Stringer » : 1949-2020. Novembre 2020. – Accompagné de deux volumes reliés.
• Copie de quelques méthodes anciennes de banjo classique. Août 2020. – 2 volumes reliés.
• Programs presented at the Banjo Gathering. Celebrating over 20 years of banjo scholarship and enthusiasm: 1998-2020. Octobre 2020.*
• Howard Norman. The Banjo and Its Players. Norman Howard, New York, 1959. Décembre 2020 – Copie non consultable actuellement.
• Don au MIM de la collection de cartes postales des Kaufman. Quatre méthodes de référence pour le style ‘classique’. Quelques partitions. Présentation du ‘classic banjo style’
* Ces dossiers seront bientôt en accès libre à partir du site du catalogue général de la KBR.

4 Voir le C.F. de juillet 2020, ainsi que les références bibliographiques citées. Voir aussi : sites.duke.edu/banjology/the-banjo-in-haiti/the-haitian-banza/

5 Dans « Notes sur la musique des Afro-Américains », un article sur les origines du jazz, l’ethnomusicologue André Schaeffner mentionne le ‘Stedman banjo’ amené en Europe au 18e siècle (In Le Ménestrel, 16 juillet 1926, p. 322). Cfr. Note 2.

6 Bob Carlin a produit Cheick Hamala Diabate (From Mali to America, 5-String Productions, 2007),ainsi que Joe et Odell Thompson (A Family Tradition, Rounder, 1999).

7 Tales from the Acoustic Planet, Vol. 3: Africa Sessions (Rounder, 2009); Throw Down Your Heart (2008): www.youtube.com/watch?v=sJt6jn0xT8A

8 Sans bien entendu oublier les plus anciens banjoïstes noirs représentatifs des générations antérieures, comme Horace Weston, Gus Cannon, Lucious Smith Taj Mahal, Odell Thompson, Otis Taylor. Pour rappel, voir aussi les travaux incontournables de Cecelia Conway (références dans le C.F. de juillet 2020).

9 Conservé en deux parties séparées, il ne fut réassemblé qu’en 1997 grâce à Philippe Bruguière, le conservateur des collections extra-européennes, lors du déménagement du musée à la Cité de la Musique.

10 Rodolphe Solbiac. La destruction des statues de Victor Schoelcher en Martinique : L’exigence de réparations et d’une nouvelle politique des savoirs. Paris : L’Harmattan, 2020, 272 p.

11 folklife.si.edu/magazine/black-banjo-reclamation-project-african-roots Dans cet article provenant de la Smithsonian/Folkways (Smithsonian Center for Folklife and Cultural Center), on parle du luthier Pete Ross, venu au MiM avec ses banjo gourde en 2002. Il est intéressant de noter que les bureaux des Smithsonian/Folkways Records sont juste en face de la Maison Blanche. Il suffit de traverser la National Mall. C’est aussi dans ce parc que se déroule chaque année le Smithsonian Folklife Festival : festival.si.edu
A Washington, les Afro-Américain représentent près de 50/100 de la population.
Voir aussi, par exemple, le programme de la ‘Folk Alliance International Conference’, dont la justice sociale a toujours été un des thèmes privilégiés : member.folk.org/