Musique : les jigs

Les jigs les plus simples à définir sont les slip jigs, aussi appelées hop jigs par O’Neill : ce sont des airs en 9/8, une mesure ternaire assez peu répandue.

Les single et double jigs ont toutes les deux la même mesure 6/8 (on ne discutera pas ici les appellations “binaire” et “ternaire”, ni les temps, les pulsations et les battements !). Ce qui les distingue, c’est la fréquence des motifs

“trois croches” :  et “noire – croche” :

S’il y a une majorité de “trois croches”, c’est une “double jig” (“poirt dúbalta” en gaélique), sinon c’est une “single jig” (“poirt singil”). On imagine bien que la frontière peut être floue.

Quant à leur longueur, l’immense majorité des jigs présentes dans les deux recueils cités ont deux phrases, chacune répétée, de huit mesures, soit 32 mesures en tout.

Voilà donc musicalement définies les jigs irlandaises mais aussi écossaises, anglaises … Certains francisent le mot “jig” qui devient ainsi “gigue”. De quoi pimenter les débats entre danseurs, qui parlent tantôt d’une danse québécoise, tantôt d’un synonyme de “chapelloise”. Il y a aussi les gastronomes qui pensent aux cuisses de gibier (on aurait pu y faire une allusion scabreuse à propos des changements de partenaire dans la chapelloise !!). Et puis, il y a la réponse très éclairée de Google quand on lui demande ce qu’est la gigue de chevreuil : après avoir cité la cuisse de viande à mariner, il ajoute “Danse traditionnelle écossaise, à vive allure, qui ressemble à la bourrée française”. On a failli leur demander d’écrire le présent article …

Danse : “notre gigue”

Pour ce qui est de la “gigue = chapelloise”, faisons appel à un érudit disparu, Eric Limet, qui en mai 2003, écrivait ceci sous le titre “Quelques idées reçues sur la danse traditionnelle” :

Contrairement à une légende tenace, ce mixer n’a pas été inventé lors d’un stage à La Chapelle-des-Bois. Il s’agit d’un mixer suédois, appelé Aleman’s mars, lui aussi apporté en France par Miss Pledge dans les années 30. A.Duresne l’enseigne à La Chapelle-des-Bois dans les années 70; en ayant oublié le titre, il le rebaptise “La Chapelloise”.
La danse se répand sous cette nouvelle appellation, ou d’autres : la “champenoise”, la gigue, “l’autre cercle circassien”, “le rock irlandais”, etc. La vogue du bal folk l’exporte hors de nos frontières, où elle passe pour une invention française. Sauf en Angleterre où le mixer suédois se voit naturalisé comme “English gay gordons” (1).

Au départ, les diffuseurs de mixers en ont respecté la leçon ethnographique – swing en position de danse de salon, promenade en pas de marche, etc. Le revivalisme s’en est souvent écarté et l’on voit naître des pratiques erronées mais consensuelles – swing à l’épaule, promenade en changement de pas, garçon tenant la fille en “allemande écossaise” (papillon), etc.

(1) Peut-être ici quelques petites remarques personnelles. Simplement pour rappeler tout d’abord que, avant la vague du Folk et avant … Yves Guilcher, j’avais moi-même introduit dans mes animations (Barnas, etc), entre bien d’autres danses, le Circassian Circle, Toppede Hone (Cochinchine) et ce qu’on appelle aujourd’hui Chapelloise ou Gigue. Au sujet de cette dernière, je ne suis pas sûr qu’Yves Guilcher ait raison. La structure de base de cette danse de couple (4 pas en avant, se retourner, 4 pas en arrière, 4 pas en avant, se retourner, 4 pas en arrière) se retrouve non seulement dans la danse suédoise, mais dans le fameux “Gay gordons” écossais (qui se danse sur un martial air de marche et que les Ecossahs considèrent un peu comme un hymne national). Pour ma part, j’avais appris quasiment à la même époque me Aleman’s marsj et, en Angleterre, l’adaptation (par Sibyl Clark ?) du “Gay gordons” en mixer (donc avec changement de partenaire), qui était exactement la même danse. Laquelle a précédé l’autre ? Et ne viennent-elles pas toutes deux d’un modèle plus ancien ?

Puis, il y a la gigue québécoise, sur laquelle nous avons trouvé un intéressant article «Le quiproquo de la gigue au Québec» de Pierre Chartrand écrit en 2004 pour le Centre Mnémo (mnemo.qc.ca/bulletin-mnemo/article/le-quiproquo-de-la-gigue-au-quebec).

La gigue québécoise : la danse

Selon l’auteur, la gigue, une danse percussive, est arrivée au Québec dans le second quart du 19ème, avec les immigrés irlandais et, dans une moindre mesure, écossais. Elle pouvait s’appeler stepdancing en Irlande, clogging en Angleterre, ou aussi trebling. Le mot gigue n’est pas généralisé : certains appellent “steppeux” les danseurs de gigue et dans les années 70 le violoneux pouvait être appelé “gigueux”. Par ailleurs, le stepdancing désigne aussi des danses de pas écossaises entre autres. Prudence donc.

En français, le mot “gigue” désigne, au moins depuis la fin du 17ème, une danse vive, endiablée, et par extension les jambes ou les cuisses qui permettent aux danseurs de “gigoter”. On dira d’une personne qu’ele a de grandes gigues, et on se régalera d’une gigue de veau.

Le dictionnaire du CNRS dit entre autres ceci de la gigue : “1650 Nous disons aussi gigue d’une pièce de lut qui est gaye; 1658 Emprunt à l’anglais jig “air d’une danse vive, danse vive”.

Michelet note en Irlande en 1834 que la gigue est “la danse nationale. C’est un trépignement des pieds et des mains, comme de nos Savoyards; les deux danseurs sont en face sur une petite planche. Danse rapide, tournante, tourbillonnante. Le premier épuisé se retire, un autre succède”.

Il a donc été normal, à certains moments, de prendre le mot “gigue” comme synonyme de “stepdance”. Au Canada anglais, cette danse a gardé le nom de stepdance.

La gigue québécoise : la musique

Au Québec, en Acadie, au Manitoba francophone, on gigue principalement sur des rythmes binaires. Les plus utilisés sont le 2/4 (reel) et le 3/2 (grande gigue simple, brandy …). Mais comme depuis le 18ème les mots “gigue” et “jig” sont fréquemment associés au 6/8, l’étranger croira souvent que la gigue québécoise se fait sur du 6/8 alors que c’est plutôt l’exception (vallée de l’Outaouais, danses à figures de Nouvelle-Ecosse).
L’auteur cite encore d’autres exemples de gigue en rythme binaire (Playford, Morris dances, …) et indique que l’association entre “gigue” ou “jig” et le 6/8 est relativement récente.

L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est aussi appelée à la rescousse. Elle explique que, bien que la gigue soit ordinairement en 6/8, elle se bat à deux temps, et les Français et les Italiens l’ont quelquefois marquée d’un 2 au lieu d’un 6/8.

Les gigs

Et qu’est-ce qu’une gig ? Une jig sur laquelle un danseur se serait cassé la g… ? Une gigue jouée par des musiciens qui ont du mal à parler français ? Que nenni, bien sûr, le mot n’a rien à voir avec les jigs et les gigues.
Il semble avoir été créé dans les années 20 par des musiciens de jazz, comme un genre d’abréviation de “engagement” qui, lui, signifie “contrat”. En pratique, il s’agissait donc d’un concert. Plus largement, il désigne un travail rémunéré, un contrat. Nous avons demandé l’avis de Ian Graham :

Q : Ian, j’aimerais avoir ton avis sur la signification du mot « gig » qui, d’après ce que j’ai compris, proviendrait du mot anglais « engagement ». Une gig, c’est uniquement un concert ? Ou aussi un bal ? Ou, plus largement, tout travail (généralement rémunéré, mais pas toujours) dans le domaine musical ?

R : Oui, c’est plus ou moins ça. Les jazzmen américains parlaient déjà de “gigs” pendant les années vingt ou trente. Donc, dans ce sens-là, c’est sans doute de l’argot noir. Je ne sais pas d’où ça vient. Peut-être une adaptation d’un des autres sens de “gig” en anglais: sorte de carrosse, sorte de bateau à rames, longue corde munie d’une rangée de hameçons, harpon, qqch qu’on lance vite ou fait tourner vite (notamment, mot archaïque pour “toupie”). Dans certaines régions des États-Unis, “to gig” signifie piquer ou provoquer. Ou bien, comme pas mal d’expressions noires américaines, c’est peut-être une déformation d’un mot africain.

Quoi qu’il en soit, “gig” (toujours prononcé avec un g dur – donc, pas comme “jig”) était déjà très courant dans ce sens en Grande-Bretagne dans les années soixante, quand je jouais dans des groupes “beat”. Cela implique (généralement, pas toujours) d’être payé, peut-être pas très généreusement. Surtout, ça implique au départ l’irrégularité (un job d’une soirée uniquement), mais depuis lors, des “regular gigs” sont apparues. Mes invités anglais à la radio vendredi parlaient tout le temps de “gigs”. Dans la version française, j’ai traduit par “dates” – “on nous a annulé 80 dates cette année-ci à cause de la pandémie” etc.

C’est aussi dans ce sens-là que les musiciens orchestraux l’ont adopté pour désigner des boulots occasionnels en-dehors de leur contrat avec l’orchestre.

Plus récemment, le sens de “gig” s’est élargi pour inclure l’emploi précaire en général. On parle de la “gig economy” (économie basée sur le travail précaire) et “gig workers” (travailleurs sur demande, sans heures fixes – Uber, livreurs pour Amazon etc.). C’est aussi un verbe: “Recently, I’ve just been gigging.”

En résumé simplifié

jig : en musique, désigne principalement des single et double jigs en 6/8, généralement en 32 mesures. Les jigs sont utilisables pour de nombreuses danses. Le terme est parfois traduit en “gigue”, ce qui entraîne de la confusion avec la danse “gigue” tant chez nous (danse sur 16 mesures, improprement appelée “chapelloise”) qu’au Québec (stepdance, danse percussive majoritairement en 2/4 et 3/2).

Quant à la “gigue” dans le sens de cuisse de gibier marinée, elle peut aussi désigner les guibolles d’un être humain, qu’il gigote ou non ! Il y a donc un lien avec la danse …

Enfin, n’oublions pas la Belle Gigue d’André Bialek !

Marc Bauduin

(Article paru dans le Canard Folk de novembre 2020)