Après l’histoire de la construction d’un carillon d’études, voici la seconde interview de Michel Heijblom, réalisée le 25 octobre dernier.
M.B.
Q : Quand, comment et pourquoi es-tu venu t’installer en Belgique ?
R : C’est le 1er octobre 1956. J’avais 23 ans, je travaillais au bureau d’études d’une filiale d’une firme française en Hollande que j’ai quitté pour aller travailler dans une autre filiale de la même firme en Belgique, parce que j’avais rencontré Gisèle, mon épouse, pendant ses vacances en Hollande et j’avais décidé de la rejoindre chez elle en Belgique.
Q : Jouais-tu déjà de la musique folk à cette époque ?
R : Non, je ne connaissais pas le folk. J’ai commencé à jouer de la musique pendant ma jeunesse sur un violon 3/4, avec mon père comme professeur. Mes parents jouaient du violon et du piano, et ma grand-mère jouait de la cithare. Mais ce n’est que pendant mon séjour en 1967 en Roumanie, pour des raisons professionnelles (j’étais le seul de mon boulot à parler allemand, bien que finalement tout se soit fait en français), que j’ai découvert la musique traditionnelle et ça m’a fort impressionné. Nous y sommes retournés plusieurs fois en famille et avons eu la chance d’être invités à une fête de mariage qui a duré trois jours.
Q : Raconte …
R : La première soirée, nous avons participé à la réunion de la famille dans un appartement au 10ème étage en plein centre de Bucarest, chez les parents du garçon, sans la mariée. Il y avait tellement de monde que les musiciens jouaient sur le balcon, avec les portes ouvertes. Ils étaient trois : violon, accordéon et tympanon. Je me souviens que le violoniste savait chanter des airs très tristes avec de larges sourires. Il y avait de l’ambiance : on nous demandait de chanter debout sur des chaises.
Le lendemain, tout le monde dansait dans la rue, en cercles, dans un cortège qui nous menait à la maison de la mariée, au sous-sol, où on nous offrait une cuillère de confiture et un peu de pain salé. Puis en haut, on nous a présentés dans le cercle de danseurs : tu tricotes avec tes pieds ! Les musiciens étaient au milieu, et la mariée était toute en dentelles. Puis la procession a repris, précédée par deux grands cierges enrubannés portés par de jeunes garçons. En musique, bien sûr. On marchait en dansant, et la bouteille de ?uica (alcool, prononcez “tzica”) passait d’un participant à l’autre.
Le cortège est arrivé dans une grande grange avec des pavés par terre, et de grandes tables. Au milieu il y avait déjà un cercle de danseurs avec d’autres musiciens, qui nous attendaient. On s’est mis à table, et on est passé aux cadeaux. La mariée a reçu une poule vivante sur un plat, elle l’a prise au dessus de sa tête en dansant pendant que la mariée tenait le plat et une bouteille d’alccol. On est venu auprès de Gisèle (mon épouse) demander ce qu’elle offrait, mais elle n’avait plus grand chose dans son sac : un rouge à lèvres entamé, un flacon de parfum, etc. De temps en temps les musiciens s’arrêtaient : quelqu’un donnait un billet de banque, le violoneux le coinçait dans son archet et la musique reprenait. On a tellement mangé et tellement bu que je ne sais plus comment on est revenus !
Q : vous logiez chez l’habitant ?
R : Oui, c’étaient des tziganes, très chaleureux. On faisait sa toilette dans le poulailler, et on mangeait dehors sous le tilleul. Ils fêtaient aussi les 6 semaines après la mort, lorsque l’esprit a quitté le corps. C’étaient des chants, de la musique, la fête sous une vraie tonnelle. Il ne fallait pas pleurer pour le mort … Nous avons fait aussi quelques balades dans la montagne, dans un vieux bus russe sans toit, avec un trou dans le plancher et avec une corde pour fermer la porte, dans lequel des paysans entraient avec leurs moutons !
Q : Et donc, c’est grâce à ces tziganes roumains que tu t’es lancé dans la musique traditionnelle ?
R : En 1972 le groupe roumain Frunza Verde est venue jouer aux Beaux-Arts à Bruxelles, et je les ai vus jouer d’un instrument que je n’avais jamais vu. Il s’appelait ?itera (prononcez tzitera). Je l’ai observé le mieux possible parce que me donnait vraiment envie d’en avoir un moi-même. Quelques jours plus tard j’ai entendu à la radio un enregistrement de ce concert et grâce à ça j’ai pu déterminer les tons des chanterelles et des bourdons. A partir de ces données je pouvais calculer les longueurs des cordes et ensuite les dimensions de l’instrument. Puis je l’ai construit. Un peu plus tard Jean-Claude Nossin, l’organisateur de “La Ronde des Loisirs”, l’a vu et entendu, et m’a demandé de mettre au point des stages de construction et de jeu de cet instrument, dont j’avais découvert entretemps l’existence en Belgique sous le nom d’”épinette”, grâce à un instrument d’Herman Dewit. Pour être certain de la conformité à la tradition de l’épinette locale, j’en ai construit trois de versions légèrement différentes, et je les ai présentés à Hubert Boone, le “grand spécialiste”.
Depuis lors, j’ai donné beaucoup de stages où les participants ont pu construire une épinette en un week-end de temps. Il doit y en avoir environ 500 en circulation. Outre la Ronde des Loisirs, les stages étaient organisés simplement à la demande des gens (par ouï-dire), ou pour le Zoete Peper à Ruisbroeck, en Hollande (par la Pipers’ Guild), en France dans les camps de Mains-Unies, à Borzée, …
Entretemps je m’étais fait membre de la “Guilde Belge de Pipeaux” (présidée par Yvonne Lebègue), la soeur belge de la “British Pipers’ Guild”, elle-même fondée par Margaret James qui fut un jour charmée en Sicile par des flûtes en roseau. On y construisait et jouait des flûtes en roseau en version sopranino, soprano, alto, ténor et basse. On en jouait en général à quatre voix, style Renaissance. Le principe de la construction est vraiment très bien : chaque nouveau membre reçoit un bout de roseau ou de bambou dans lequel il commence à façonner le bec. Il apprend alors à maîtriser son souffle et à accorder le tuyau (qui au départ est trop long) en le coupant progressivement. Puis il apprend le rythme, sur une seule note. Puis il perce le premier trou du bas et le lime pour l’élargir jusqu’à ce que la note soit juste. On apprend aussi à lire la musique en même temps : une note, puis deux, etc, selon le nombre de trous qu’on a percés. La flûte est aussi munie de trois petits trous d’accordage, sur le côté, qu’on couvre par un scotch : cela a l’avantage de ne pas modifier l’échelle, contrairement aux flûtes à bec qui sont en deux morceaux. J’y ai beaucoup appris pendant 5 ans, heureusement qu’Yvonne Lebègue était sévère. Nous avons aussi joué pour le public, dans des écoles.
Q : Tu ne t’es jamais intéressé aux épinettes chromatiques ?
R : On me demandait de plus en plus de faire des chromatiques. On a tellement insisté que j’ai fini par faire un prototype, mais ça ne me plaît pas tellement. Je préfère rester dans le traditionnel. C’est uniquement une question de goût, je n’ai rien contre. Mais je trouve dommage que des gens fassent sur une épinette chromatique des choses qu’on peut faire beaucoup mieux sur un dulcimer. Et sur une cithare viennoise, tu peux tout faire. L’épinette diatonique a une sonorité particulière, qu’on remarque : j’aime le chuintement du bâtonnet sur les cordes et le fait qu’il y ait deux chanterelles en même temps. De plus sur une diatonique tu peux jouer bien sûr en Do majeur et en La mineur mais aussi en différents autres modes, on peut modifier les bourdons.
Q : A part la Roumanie et la construction d’épinettes, quand et comment as-tu fait connaissance du folk en Belgique ? Quelle différence vois-tu entre le folk de cette époque et aujourd’hui ?
R : A partir de 1967 chez « Mains Unies » grâce aux « Barnas » et aux « Camps Folk ». Dans les années 70 par les concerts donnés régulièrement dans les cafés folk comme le « Zoete Peper » à Ruisbroek et le « Laboureur » à Uccle. Ainsi que par quelques activités folk à Galmaarden. Je me souviens également d’une des premières présentations, dans une ferme à Beersel, de « Rum », encore complètement inconnu du public.
Quelle différence : à cette époque il n’y avait pas de baffles assourdissants ni de batteries ou guitares basses amplifiées. L’ambiance était plus intime, plus familière. Ca se passait dans de toutes petites salles ou dans des cafés. Il n’y avait pas de distance entre les musiciens et le public. Aujourd’hui c’est souvent presque l’inverse.
Q : De quels groupes as-tu fait partie (ou fais-tu partie) ?
R : Dans l’ordre chronologique :
Early Music Brussels : Servaes Trauwaen (flûte basse), Valerie Cutler (violon), Monique Janssens (flûte tenor), Roxane (flûte alto), Ghislaine (viole de gambe, qu’il fallait monter d’un demi-ton pour être à 440 Hz) et Danielle (basson). J’y jouais de la flûte soprano.
Jimmy Allan’s Fancy : Servaes Trauwaen (guitare), Len Killick (accordéon), Daniel Stévenne (orgue), Monique Janssen (flûte, sax soprano), Michel Heijblom (violon).
Mir trog’n a Gesang : avec Servaes Trauwaen, Monique Janssens, Yaël Dengis, Matthieu Ryelandt (tambourinaire).
Sur le Bout du Banc : Marie-Françoise Dujeux (violon), Anne Leenders (violon), Micheline Vanden Bemden (violon), Paule Evrard (accordéon diatonique), Armelle Coppens (violon), Jean-Pierre Vandenbosch (accordéon diatonique), Michel Heijblom (cornemuse, flûtes, accordéon diatonique).
Les Compagnons du Bourdon : avec Gustave Bruyndonckx, Peter De Baets, Gille Decock, Johan Kayaert, Denis Laoureux, Eddy Petersborg, Willem Petersborg, Jean-François Simon, Alain Vanden Bemden, Eric Mat, Catherine Deprez.
Aspérule Odorante : avec Marc Bauduin, Arthur Bauduin, Anne Leenders.
L’Amuse Folk : avec Jacqueline Beckers, Marie-Françoise Dujeux, Marie-Hélène d’Ydewalle, Marie McNicholas, Gisèle Elsier, Gust Joseph.
Brabants Bourdon Orkest : avec Arne Schollaert, Ben Vanachter, Catherine Deprez, Cynthia Drappier, Eric Mat, Frans Claes, Geert Kayaert, Gil Decock, Gustave Bruyndonckx, Jan Desmed, Johan Kayaert, Klaas Chielens, Leen Devyver, Lode Braem, Lucas Mat, Marc Vrebos, Peter De Baets, Peter De Jonghe, Pieter Lambrechts, Tjerrie Verellen.
Q : Peux-tu nous dire un mot de tes cornemuses ?
R : J’ai acheté ma première cornemuse chez Victor Nerinckx à Molenbeek en 1979 et j’en ai joué jusqu’en 2004. Je n’ai jamais dû faire d’entretien parce le sac était fait en cuir de veau vulcanisé intérieurement, donc étanche à vie. Le problème au départ était l’accordage. J’ai dû ajuster les trous du chalumeau pour obtenir une gamme juste. A partir de 2004 j’ai été obligé de jouer des répertoires qui demandaient une cornemuse avec deux trous de pouce et pouvant jouer en partie à l’octave supérieure, ce qui n’était pas prévu sur celle de Victor.
Donc j’ai alors acheté ma deuxième cornemuse (de Frans Hattink, le Frison), plus moderne, mais qui m’a obligé de m’habituer à un nouveau doigté. La timbre est légèrement différent et la sonorité est un peu moins forte. Comme le sac n’est pas vulcanisé, il demande évidemment à être ré-enduit d’un produit spécial à l’intérieur pour le rendre à nouveau étanche après l’apparition d’une perte d’air par porosité.
Q : Peux-tu décrire ton répertoire en général ? As-tu une préférence ? Que représente pour toi la musique traditionnelle des Pays-Bas ? Préfères-tu la musique « vraiment » traditionnelle, ou jouée et arrangée de manière moderne ?
R : Mon répertoire est principalement de la musique traditionnelle de l’Europe occidentale et en général de la musique pour les danses folk. Une seule exception : la musique utilisée par « L’Amuse Folk » où on a intercalé quelques pièces populaires des années trente et quarante pour plaire au public spécifique du troisième et quatrième âge pour lequel nous jouons en moyenne une fois par mois.
Ma préférence : la musique traditionnelle du Massif Central et la musique de danses anciennes, par exemple les branles.
Concernant la musique traditionnelle des Pays-Bas : au moment où j’ai quitté mon pays on n’entendait jamais de musique traditionnelle. J’en ai entendu plus tard, mais pas assez pour qu’elle puisse signifier quelque chose pour moi.
Enfin, à propos des arrangements : si la musique est « arrangée de manière moderne » au moyen d’instruments électriques, avec des baffles débitant un excès de décibels, je préfère de loin la musique « vraiment » traditionnelle. Mais la musique arrangée en utilisant des instruments acoustiques, éventuellement amplifiés modérément pour pouvoir atteindre un public dans une grande salle, ou en plein air, me plaît aussi. Je suis d’ailleurs d’avis que le fait d’arranger la musique traditionnelle à toujours été pratiqué, et ne peut que l’enrichir et la rendre plus agréable à écouter.
Q : As-tu des regrets en folk : quelque chose que tu aurais aimé faire et que tu n’as pas (encore) fait ?
R : Non, pas vraiment. Je pourrais peut-être regretter que l’époque où la popularité de la musique folk a vraiment pris des dimensions importantes n’ait pas commencé plus tôt.
(paru dans le Canard Folk de décembre 2008)