J’ai déjà eu souvent l’occasion de parler du processus intéressant par lequel s’élaborent contes, musiques, chansons et danses de tradition populaire, autrement dit : folkloriques. Ou plutôt des processus, car il y en a différents. Mais je crois qu’on peut leur trouve quelques caractères communs, dont celui d’aboutir, pour chaque conte type, chanson type, danse type etc, à une quantité de versions différentes.

Je voudrais présenter ici – brièvement à cause de la place limitée – un autre exemple, celui des Morris dances recueillies dans le centre de l’Angleterre, et plus précisément dans les Cotswolds, région de collines s’étendant sur plusieurs counties, principalement le Gloucestershire, l’Oxfordshire, le Northamptonshire, le Worcestershire.

Il s’agit de danses réservées traditionnellement aux hommes, et qui se dansaient soit avec des bâtons, soit avec de grands mouchoirs blancs accentuant les mouvements.

Ces danses, dont l’origine est inconnue (malgré de nombreuses théories), ont été populaires jusqu’aux années 1870 environ. Elles étaient déjà fort en déclin quand (autour de 1900) le grand folkloriste anglais Cecil Sharp les a découvertes et soigneusement recueillies auprès de danseurs qui, souvent, ne les avaient plus dansées depuis longtemps.

Grâce à lui et à quelques autres, de nombreux danseurs ont recommencé à les danser depuis les années 1920. Ce n’est pas, faut-il le rappeler ? la tradition qui continue. Les conditions pour que puisse vivre une tradition populaire ont disparu. C’est une pratique contemporaine, légitime et réjouissante, utilisant des danses qui furent traditionnelles et qui restent très intéressantes pour des danseurs d’aujourd’hui.

Je suis parmi ceux qui les ont longuement pratiquées et enseignées (j’ai, entre autres, fondé autrefois les groupes Uccle Morris Men et Pilori Morris Men)..

La plupart des Morris dances des Cotswolds se dansent à 6, disposés comme suit.

 

2      4      6

Musicien

1      3     5

 

Voici un exemple choisi parmi des centaines. La danse s’appelle Trunkles. On en a recueilli 9 versions (il y a d’autres danses dont on recense jusqu’à 15 versions !) dans divers villages :

 

Trunkles (morris dance)

1. Version de Huddington (Oxfordshire)

2. Bucknell (id)

3. Bledington (Gloucestershire)

 

Je donne ci-dessus, comparées ligne à ligne, la musique de 3 de ces versions. Même pour quelqu’un qui ne lit pas couramment la musique, cette comparaison est éclairante :

Même structure des phrases musicales, ligne mélodique souvent très proche, mais avec des variantes. On peut conjecturer, comme pour les chansons ou les contes traditionnels, qu’il y a eu au départ une origine commune, un « antécédent » (totalement inconnu d’ailleurs) et que la danse, avec la musique qui l’accompagne, a été transmise, au cours d’une très longue période, de personne à personne et de village à village. Comme il arrive toujours en cas de tradition orale (et gestuelle), qui ne s’appuie sur aucune « mémoire de papier » (selon l’expression de Patrice Coirault), chaque retransmission a entraîné, pour diverses raisons, de légères modifications qui, ajoutées les unes ou autres, ont parfois modifié profondément l’antécédent. Mais en l’occurrence, ce qui frappe, c’est plutôt l’extraordinaire ressemblance …

 

Les figures

 

Headington Bucknell Bledington

 

Foot-up

Once to yourself id id

1. Foot-up Foot-up Foot-up

2. Whole-hey Whole-hey Half-gyp

3. Cross over Hands across Whole gyp

4. Back-to-back Whole-hey Half round

5. Cross over Back-to-back Whole-hey

6. Back-to-back Whole-hey

 

Lexique très sommaire :

Once-to-yourself = préparez-vous !

Foot-up = la colonne avance et recule

Whole-hey : figure de 8 exécutée par 3 danseurs d’un côté, par les 3 autres de l’autre côté

Back-to-back, Cross over, Hands across, Half-gyp, Whole gyp : figures exécutées par les 2 partenaires (1 et 2, 3 et 4, 5 et 6)

On retrouve donc, dans ces 3 versions ou dans 2 d’entre elles, un tronc commun de figures (foot-up, whole-hey, back-to-back) et quelques figures spécifiques (half round, half-gyp, whole-gyp, cross over). L’ordre des figures varie. En fait, dans chaque village, toutes les danses ou presque suivent en général une même séquence de figures.

Si, par exemple, nous reprenions ici les 6 autres versions de Trunkles, nous retrouverions, en gros, des séquences similaires.

Toutes les versions de Trunkles comportent, entre les figures, ce qu’on pourrait appeler un refrain. Toutes, sauf une, sont des « corners dances », c’est-à-dire que la suite de mouvements et de pas du refrain est exécutée à tour de rôle par une première diagonale (les danseurs 1 et 6), par une seconde (2 et 5), puis par les danseurs 3 et 4). La seule exception (Wheatley) est en fait une danse qui porte le même nom mais qui est tout à fait différente des autres.

Les pas

Dans la plupart des Morris dances recueillies dans les Cotswolds, la structure de base des pas est la suivante (telle qu’elle apparaît dans la figure Foot up) :

 

D st = double step

S st = single step

Hop : saut

Pj : pieds joints

 

Selon les villages, il y a des variantes du Double step, mais elles sont relativement mineures.

En revanche, les « back-steps » (single steps pour reculer) diffèrent fortement d’un village à l’autre.

Il existe dans les Morris dances un pas intéressant, dont, à ma connaissance, on ne retrouve l’équivalent nulle part. Il s’agit du « Galley », qui comporte, chose rare dans les danses traditionnelles, 3 appuis successifs sur le même pied :

G g g : le danseur sursaute 2 fois sur le pied gauche, tout en tournant sur lui-même SCAM, le pied droit effectuant un rond de jambe SCAM

ou D d d : l’inverse (sursaut sur D, tour SAM, rond de jambe pg SAM)

Or, concernant ce pas, on remarque :

– qu’il est utilisé dans certains villages (entre autres : Longborough, Oddington, Idbury, Fieldtown, Sherborne), parfois sous une forme un peu différente (Bledington),

– qu’il est inconnu dans d’autres (notamment Headington, Bampton, Bucknell).

– et on pourrait dessiner la carte des villages,en traçant la frontière entre ceux où il est utilisé et ceux où il ne l’est pas : en gros, cette frontière est une ligne nord-sud, avec à l’ouest le Gloucestershire et la partie ouest de l’Oxfordshire, à l’est le Northamptonshire, le Buckinghamshire et la partie est de l’Oxfordshire.

Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail des pas utilisés dans le refrain. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, au sens propre, d’un refrain, puisqu’il ne se répète pas à l’identique. Une caractéristique de ce type de danse est l’usage qu’elles font de pas sautés, dont le nom imagé (Capers) évoque … l’interlocuteur de Thoinot Arbot dans l’Orchésographie (Capriol). Ces pas sont très divers.

De même, le refrain utilise, pour d’autres pas sautés, ce qu’on appelle des « Slows », c’est-à-dire une « augmentation » de l’air original :

Il serait intéressant d’analyser, ici encore, les variations constatées entre les différents villages.

Les mouvements de bras

Sans pouvoir l’expliquer ici, ajoutons que les mouvements de bras, si importants dans les Morris dances, sont eux aussi différents d’un village à l’autre.

Conclusion

Qu’il s’agisse des airs, des figures, des pas ou des mouvements de bras, on peut constater à propos des Morris dances ce que l’on observe dans toutes les danses traditionnelles et, de façon générale, dans tous les produits de la tradition orale : à la fois une grande unité et une grande diversité. Unité : ressemblance des airs, des figures, des pas, etc. Diversité : ici comme ailleurs, le fait même de la tradition, c’est-à-dire de la transmission orale et gestuelle, au long du temps, à travers les générations successives, et d’un lieu à l’autre, a provoqué un foisonnement de versions d’une même danse.

Eric Limet

(paru dans Swing Partners n°48 et 49)

(article paru aussi dans le Canard Folk 266 de  janvier 2007)