La Muchosa

Cornemuse du Hainaut

par Jean-Pierre Van Hees

Professeur au Lemmensinstituut,
Conservatoire supérieur de musique de Louvain

www.jpvanhees.be

Cet article a été rédigé pour l’Anuario da Gaita 2007, ce qui justifie la présence de certaines explications géographiques. Nous remercions tant l’auteur que l’Escola Provincial de Gaitas à Ourense (www.realbanda.com) de nous avoir autorisés à le reproduire.

 

1. Hubert Boone – La Cornemuse – La Renaissance du Livre – 1983

 

Généralement, lorsqu’on évoque la cornemuse en Belgique, c’est à la Flandre et aux tableaux de maîtres comme Breughel, Teniers ou Jordaens que l’on fait référence. Toutefois, lorsqu’on entreprit, il y a une quarantaine d’années, des recherches pour retrouver des éléments de cette tradition, on n’a pu retrouver aucun instrument de ce type en Belgique. De manière inattendue, on découvrit par contre en Wallonie un instrument d’une typologie différente dont on n’avait guère entendu parler et dont l’iconographie sur le territoire belge était tout à fait inexistante.

Curieusement, cette cornemuse est un peu restée sur la touche au profit d’instruments accordés en sol pouvant jouer de concert avec d’autres instruments comme la vielle à roue et l’accordéon diatonique.

Heureusement, l’intérêt pour cette cornemuse revient et l’on s’efforce désormais de copier à l’identique ces instruments provenant du Hainaut.

Le Hainaut est une des provinces occidentales de la Belgique qui est bordée a l’Ouest par la Picardie française et au nord par la Flandre. Les villes principales en sont Tournai, Mons et Charleroi. Une partie du Hainaut est traditionnellement de culture picarde et c’est dans cette région qu’ont été retrouvées trois cornemuses dont la tradition s’est éteinte dans la première moitié du XXe siècle.

2. Snoeck

Deux de ces instruments étaient conservés dans les collections du Musée des Instruments de Musique de Bruxelles mais leur provenance était des plus vagues. Dans les années 1960, Hubert Boone, à l’époque nouvel attaché scientifique à ce Musée, entreprit des recherches qui permirent de localiser l’origine précise de ces cornemuses ainsi que les musiciens qui en avaient joué. Cette découverte révéla tout un pan jusqu’ici occulté de la culture musicale de la Wallonie. Ainsi, on retrouva les dénominations régionales de cette cornemuse : muchosa, muzosa du picard muchosac (en français : muse au sac), mais on a aussi recensé les appellations de muchafou et moujacou. Le facteur de cornemuse Remy Dubois entreprit à son tour des recherches dans la région et découvrit un troisième instrument qui fait désormais également partie des collections du M. I. M.. Hubert Boone a écrit un livre sur la cornemuse, en Belgique et aux Pays-Bas, qui révèle de manière assez détaillée le contexte géographique et historique de la muchosa. On sait que la dernière muchosa retrouvée, en prunier, a appartenu au berger Charles-Louis Lehon de Popuelles et les deux autres instruments, en buis, provenant de la collection du notaire Snoeck de Ronse, étaient les instruments des frères Thomas (1824-1892) et François Piron (1827-1886) qui étaient resp. meunier et agriculteur. Ce dernier tenait son instrument de son père, né à la fin du XVIIIe siècle.

Bien que ces trois muchosas présentent des différences au niveau des dimensions, tournages, et motifs décoratifs, il s’agit d’un type d’instrument bien identifiable, nettement différencié d’autres membres de la famille des cornemuses.

L’aspect général de la muchosa est celui d’une cornemuse à trois voix, monomélodique, hybride (1 anche double + 2 anches simples), d’une typologie qui apparaît pour la première fois sous le nom de chalemie ou cornemuse des bergers dans le traité de l’Harmonie Universelle, daté de 1636, du Français Marin Mersenne. La muchosa est insufflée a la bouche, le tuyau mélodique ainsi que le petit bourdon sont conjoints et parallèles, et le grand bourdon indépendant. Ce dernier repose sur l’épaule du muchard. La typologie de la muchosa est globalement la même que celle des cornemuses du Centre France, de la gaita de boto d’Aragon, ou encore de la chabretta du Limousin. Ses particularités sont la longueur du tuyau d’insufflation, le dessin de la poche, la forme particulière du segment intermédiaire du grand bourdon et surtout le tuyau mélodique dont les mensurations et le pavillon évasé donnent à la muchosa une sonorité particulière et des ressources musicales étonnantes qui contrastent avec l’aspect un peu rustique de la facture des originaux conservés. La tonalité d’accord de ces muchosas varie entre le Si naturel et le La naturel par rapport au diapason A = 440 Hz. Comme il s’agit de modèles anciens, leur tonalité peut avoir été basée sur des standards correspondant à des diapasons plus graves (392, 400 ou 430 Hz) en usage aux XVIIIe et XIXe siècles.

 

3. Alphonse Gheux

Les bourdons, dépourvus de pavillons, sont accordés en octaves, le plus petit sonnant une octave en dessous de la tonique du tuyau mélodique, le plus grand deux octaves en dessous de la tonique. Leurs perces sont cylindriques et conservent le même diamètre sur toute leur longueur.

Les trous de jeu du tuyau mélodique, au nombre de huit, sont sensiblement d’un même diamètre et équidistants sur leur face antérieure, sauf le trou du bas, couvert par le petit doigt. Ce trou est étonnamment rapproché du trou suivant, tout en conservant un diamètre aussi large que celui des autres trous. Le trou le plus haut, sur la face postérieure, correspondant au pouce, est d’un diamètre nettement plus petit que les autres. Sur le pavillon, qui est démontable, on trouve deux ou quatre trous d’accord qui déterminent la note la plus grave du tuyau mélodique. Deux des exemplaires anciens, comportant deux trous d’accord, donnent une note grave sonnant un ton entier en dessous de la fondamentale. Le troisième exemplaire comporte quatre trous d’accord et donne le demi-ton en dessous de la fondamentale.

4. Berger leuzois

 

Les anches d’origine sont manquantes sur tes trois instruments et leur reconstitution s’avère être une tâche difficile. Par exemple, le logement de l’anche double du tuyau mélodique est d’un diamètre inhabituellement large et aurait donc pu recevoir des anches dépourvues de tube, comme pour la boudègue du Languedoc. Les essais d’anchage réalisés par Remy Dubois, seul facteur en mesure de réaliser actuellement à la fois les anches et les’ tuyaux sonores de la muchosa en respectant les modèles anciens, donnent des résultats probants tant sans qu’avec un tube de laiton, bien que cette

dernière solution soit apparemment la plus sûre pour reproduire des anches d’un standard de qualité égal. Les essais se poursuivent pour assurer un maximum de fiabilité au niveau de la stabilité et de la performance des anches.

L’ambitus de la muchosa est en effet variable selon l’anchage. Une tablature datée de 1795 montre un instrument permettant de jouer une octave et une quinte, performance technique apparemment réalisable sur les copies des originaux conservés. Certains essais ont même permis d’atteindre un ambitus chromatique de plus de deux octaves !

5. muchosa Remy Dubois

Il reste à démontrer si ce résultat extrême peut avoir été la norme, ce qui me paraît assez peu probable. La muchosa offre néanmoins des ressources de jeu exceptionnelles qui permettent toutes sortes de combinaisons de doigtés, à un niveau que je n’ai jamais rencontré sur aucune des cornemuses que jai pratiquées à ce jour. La muchosa permet de jouer à doigté ouvert, à doigté semi-fermé et pour certains passages, à doigté fermé. Elle peut donner une gamme archaïque, avec une quarte haute, une tier ce et une sixte neutres comme pour la cabrette d’Auvergne/Paris, ce qui donne un résultat musical avec ce caractère sauvage des musiques du Massif Central (FR) que j’apprécie beaucoup. En changeant de doigté, on peut jouer en accord mezzo tonique, avec tierces et sixtes pures, et l’on se retrouve alors en pleine Renaissance, l’époque où ce genre d’instrument avait atteint son apogée. It faut ajouter à cela un nombre inhabituel de doigtés qui donnent une même note, mais avec des couleurs différentes, et permettent des trilles parfaits, et d’autres cadeaux sous forme de “notes muettes” qui permettent d’épicer le jeu d’effets de staccato. Tout cela est soutenu par la sonorité particulièrement chantante de la muchosa qui est un peu comparable à celle de la chabretta limousine. On peut entendre un échantilIon sonore de la muchosa sur le site Internet du Musée français des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (www.cornemuses.culture.fr – cliquer sur plan – répartition géographique – Belgique).

 

Les trois muchosas conservées sont très anciennes. Elles datent selon toute probabilité du XVIIIe siècle et ont été jouées par plusieurs générations de muchards jusqu’à l’aube du XXe siècle. Ces musiciens pratiquaient la musique comme une profession d’appoint à côté d’un métier de meunier, d’artisan, de berger, d’éleveur ou d’agriculteur. Ils animaient des fêtes votives ou typiquement pastorales comme la tonte des brebis, ainsi que des noces et des pèlerinages.

6. Détails muchosa Remy Dubois

La tradition de la muchosa s’est progressivement éteinte à partir de 1830 dès l’émergence des nouveaux instruments générés par la révolution industrielle : les instruments des fanfares et harmonies, ainsi que l’accordéon. Le berger Alphonse Gheux (1850-1936) semble avoir été le dernier muchard de cette ancienne tradition et une photo de lui, datée de 1885, est l’unique document photographique ancien connu représentant un cornemuseur de Belgique.

Son arrière-petite-fille, Pascale Gheux, a repris la tradition familiale de la muchosa et elle organise chaque année, vers la fin du mois de mai, une rencontre de cornemuseurs, comportant stages, concerts et bals, sur les sites historiques où a été joué l’instrument jadis. A cette occasion, un groupe de muchards va en cortège rendre un hommage musical au cimetière du petit village d’Arc-Ainières où repose Alphonse Gheux. La rencontre musicale est un moment de détente et de plaisir champêtre des plus délectables grâce au cadre bucolique du Pays des Collines, une des régions rurales les mieux préservées de Belgique, offrant de savoureux produits du terroir.

7. Jean-Pierre Van Hees

ILLUSTRATIONS

1. Une des trois muchosas anciennes conservées au Musée des Instruments de Musique de Bruxelles, ayant appartenu a un des frères Piron.

2. Le notaire C. C. Snoeck de Ronse photographié vers 1880 avec des instruments de sa collection: On y retrouve, accrochée à son bras droit, l’autre muchosa de la famille Piron.

3. Le berger Alphonse Gheux photographié en 1885 à la procession du Fiertel de Ronse

4. Illustration datée d’env.1830 d’un berger cornemuseur de la région de Leuze en Hainaut.

5. Muchosa en buis réalisée par Remy Dubois.

6. Le même instrument en close-up montre quelques détails caractéristiques de la muchosa : le trou du petit doigt de la main du bas étonnamment proche du trou suivant, l’alignement des trous équidistants et de même diamètre, ainsi que le petit segment médian en forme de bulbe du grand bourdon

7. L’auteur jouant d’une muchosa avec des tuyaux de buis et de prunier.