Au départ, il y a eu cette proposition d’Andreas Kamenidis, producteur et manager de la chanteuse Lamia Bedioui, de vous présenter son nouvel album et éventuellement aussi de l’interviewer. Son mail venu d’Athènes contenait un lien vers une vidéo YouTube, un montage de plusieurs chansons où on la voit en pleine nature avec un percussionniste aux multiples instruments inhabituels, le tout porté par une force de conviction impressionnante qui vous plonge dans l’atmosphère vibrante de plusieurs cultures méditerranéennes. Allez, en route pour la Grèce et … la Tunisie, avec cette amusante situation où un journaliste francophone pose des questions en anglais, et l’artiste répond en français.

Marc Bauduin

Q : Quand et comment avez-vous appris à chanter ? Etes-vous peut-être principalement autodidacte ?

R : Premièrement ,je dois préciser que je suis tunisienne et que j’ai grandi en Tunisie. Je suis partie vivre en Grèce en 1992. En ce qui concerne le chant, depuis ma petite enfance j’ai toujours chanté. Chanter pour moi était une nécessité vitale, un moyen d’exister. J’étais attirée par la voix et le chant. Ma démarche initiale était donc autodidacte. J’écoutais toutes sortes de musique arabe ( tunisienne , égyptienne , libanaise , syrienne , algérienne…), des chansons françaises ( E.Piaf, J.Brel, G.Brassens, L.Ferré, Ch.Aznavour …) et je découvris aussi la musique grecque en Tunisie. Vers l’âge de 14 ans, j’ai intégré une chorale pour chanter le répertoire du Malouf (musique classique de la Tunisie). En venant en Grèce, de 2002 jusqu’à 2010 j’ai participé à l’atelier d’Art Vocal du baryton Spiros Sakkas, un atelier de recherche autour de la voix, une approche alternative qui permet l’exploration de la voix et et sa libération. J’ai également participé à de nombreux ateliers sur le mouvement corporel, la formation vocale et le théâtre.

Q : Le rebetiko est bien connu en Belgique, mais il est plus oriental, très différent de votre manière de chanter. Y a-t-il plusieurs “écoles” de chant en Grèce ? Comment qualifieriez-vous votre chant ?

R : Le rebetiko est un genre plus récent dans l’histoire musicale de la Grèce (vers les années 30). Au fait, il y a une grande richesse musicale dans ce pays. On trouve la musique folklorique rurale (continentale et insulaire) et la musique populaire dont est issue d’ailleurs le rebetiko. Et donc il y a autant de styles et genres musicaux qu’il y a différentes techniques ou façons de chanter. En ce qui me concerne, je me suis inspirée de la tradition vocale de plusieurs pays méditerranéens dans ma façon de chanter, tout en préservant mon style personnel.

Q : Est-ce que d’autres membres de votre famille chantent ou font de la musique ?

R : Depuis ma plus tendre enfance, j’écoutais ma grand-mère chanter en famille. C’était pour elle un plaisir naturel qui exprimait sa joie de vivre .

 

Q : Quand avez-vous commencé à chanter en public ? Pouvez-vous décrire les grandes étapes de votre carrière ?

R : C’est en venant en Grèce que j’ai commencé ma carrière professionnelle, en 1997. Ma première apparition publique fut à l’occasion de la fête de la musique à l’Institut français d’Athènes. J’ai chanté un répertoire de musique arabe. Au fil du temps , je me suis ouverte à d’autres musiques, celles des pays de la Méditerranée : Grèce, Italie, Espagne, France, Turquie, surtout du répertoire traditionnel. Les chants traditionnels m’ont toujours intéressée dans la mesure où c’est un répertoire qui touche à l’expérience vécue de l’homme en général. En effet, le chant traditionnel a toujours été lié au quotidien, aux cérémonies rituelles et aux événements de l’homme et à ses besoins les plus profonds. C’est pour cela qu’on trouve des chants de lamentation, des chants de mariage, des chants de travail, des chants historiques, des romances, des berceuses … Ce sont des chants qui expriment toute la condition humaine.

Et donc j’ai travaillé sur ces musiques et le couronnement de ce travail s’est concrétisé en 2015 par la sortie de l’album « Athamra » et une série de concerts à l’étranger. En octobre 2019 , l’album Fin’Amor est réédité (réenregistré, remixé et remasterisé), la première édition étant sortie en 2006. C’est un travail basé sur la voix et la percussion / didgeridoo et c’est une collaboration avec le percussionniste grec Solis Barki qui joue toute une panoplie de percussions et d’objets susceptibles de produire des sons. Une autre étape de ma carrière est celle de la narration de contes. Une étape qui s’est concrétisée en 2013 par un diplôme d’étude sur l’art de la narration du Centre d’Etude et de Propagation des mythes et des contes. Et depuis, je fais aussi des spectacles de conte et de chant .

Q : Chantez-vous souvent à l’étranger ? Dans quels pays ? La langue est-elle un obstacle ?

R : J’ai souvent chanté à l’étranger : Allemagne, Hollande, Belgique, Tunisie, Chypre, Italie, France … je ne pense pas que la langue soit un obstacle. D’habitude, j’explique la thématique des chansons. Et en plus, le public est souvent un public averti qui s’intéresse à ce genre de musique et qui est déjà bien disposé à recevoir cette musique .

Q : Vous chantez en grec, arabe, occitan et français : c’est bien correct ?

R : Etant moi-même tunisienne vivant en Grèce, je me considère comme une citoyenne du monde dans la mesure où tout en entretenant la conscience de mes propres racines, je suis ouverte à d’autres cultures. Dans ce sens là, ma musique s’inscrit dans un certain dialogue des cultures et j’aborde le répertoire que je chante selon ma propre perception esthétique, perception qui est en perpétuel façonnement. Et donc oui, je chante en grec, en arabe (les differents dialectes), en occitan, en italien, en espagnol, en francais …

Q : Chantez-vous toujours avec Solis Barki et ses instruments, ou également dans d’autres groupes ?

R : Tout au long de ma carrière, j’ai fait mes propres projets et donc j’ai eu plusieurs groupes. Mais j’ai aussi collaboré avec pas mal de musiciens et artistes aussi bien grecs qu’étrangers (Georges Vournas, Savina Yiannatou, Jon Balke, Wouter Vandenabeele, Big babel ensemble …

Q : Etes-vous professionnelle (administrativement parlant) ? Avez-vous d’autres activités, comme des workshops ?

R : À côté des concerts et spectacles que je fais, j’anime parfois des ateliers de voix et de narration .

Q : Incluez-vous aussi des danses traditionnelles grecques dans votre répertoire ? Dans ce cas, est-ce que les gens dansent durant vos concerts ?

R : Dans mon répertoire, il y a parfois des danses traditionnelles, pas seulement de Grèce, mais aussi du sud de l’Italie ou de certains pays arabes. Je m’inscris plus dans une approche culturelle que dans une approche de divertissement. Ma musique est plus acoustique mais bien sûr cela arrive que les gens dansent.
Q: Les instruments sont-ils choisis en fonction de l’origine des chansons ? Par exemple des instruments du Yemen pour une chanson yéménite.

R : Ce n’est pas toujours le cas. Pour l’album Fin’amor par exemple, les instruments joués ne sont pas choisis en fonction de l’origine des chansons mais plutôt en fonction de ce que véhiculent les paroles et la mélodie d’une chanson comme sensation. Et c’est cette sensation qui inspire une certaine esthétique, un certain environnement sonore. Ce qui implque donner libre cours à son imagination. Et d’ailleurs, dans cet album, c’était ça le pari : en l’abscence d’instruments acoustiques, comment faire revivre une chanson par des sons et percussions qui la vêtent justement d’un habit nouveau sans qu’elle ne perde de sa qualité vibratoire ?

Q : De quels pays proviennent vos instruments ? Pourriez-vous expliquer le fonctionnement de quelques uns d’entre eux ?

R : Les instruments joués proviennent de différents pays du monde. On a une approche internationale, par exemple le cajon du Pérou, le didgeridoo d’Australie, le bendir des pays du Maghreb, le berimbau du Brésil, le udu du Nigeria …

Singing Bowl :

Singing bowl appelé aussi le bol chantant que l’on fait résonner avec un bâton en bois cylindrique. On le trouve au Tibet, au Népal, au nord de l’Inde …. La composition du bol est faite de différents métaux. Selon son origine , il y a des différenciations dans le contenu de ces métaux, au Tibet par exemple on utilise plus d’argent et d’étain alors qu’au Népal plus d’or et de cuivre.

Il y a deux façons pour faire chanter le singing bowl :
– en le tenant par le bas, nous faisons tourner constamment le bâton en bois cylindrique sur le bord extérieur du bol. Le bol se met à résonner : un son harmonique et durable emplit l’espace.
– en frappant la partie extérieure du bol avec le bâton en bois cylindrique pour laisser ensuite résonner le bol. En rapprochant le bol près de la bouche qui s’ouvre et se ferme sans produire aucun son, on peut modifier le ton et les fréquences qu’émet le singing bowl. Cela ressemble à l’effet wah wah.

Le berimbau :

Le berimbau est un instrument de percussion à corde unique. Il est joué au Brésil. C’est l’instrument principal de la capoeira mais il a une origine africaine. Les parties composantes qui participent au jeu du berimbau sont :
– le biriba : le berimbau tient son nom de cet arc en bois ( 1,20 m -1,50 m de longueur )
– l’arame : un fil en acier à ressort .Sa vibration produit le son du berimbau
– une calebasse sèche, vidée et ouverte munie d’un anneau de ficelle. Elle sert à amplifier le son de l’arame. Elle joue le role de caisse de résonnance
– une baguette mince en bois qui sert à frapper latéralement l’arame pour produire le son.
– le dobrão ou pedra : un galet ou une pièce métallique pour faire varier la note du berimbau

Le berimbau est donc fabriqué à partir d’un arc en bois, un bâton ( biriba ) avec un fil d’acier, l’arame tendu entre les deux extrémités du bâton et sur lequel est adaptée vers le bas la calebasse. Le musicien tient l’instrument en équilibre, la calebasse au niveau du ventre, les doigts d’une des deux mains contre le berimbau, le petit doigt sous l’anneau de ficelle de la calebasse. On tient le galet ou la pièce métallique entre le pouce et l’index de la même main. L’autre main tient la baguette qui, en frappant l’arame, produit un son. Il est possible de changer la note en poussant l’arame avec le galet. Selon que le galet touche ou pas l’arame pendant la frappe, il produit une hauteur de son plus ou moins élevée, sons graves ou aigus.

Caxixi :

C’est un petit instrument de percussion, genre shaker, un petit panier clos en forme de cloche, contenant des graines, qui est secoué pour produire un son rythmique. Lorsqu’il est joué avec le berimbau, il est tenu dans la même main que la baguette, de sorte qu’il est secoué lorsque celle-ci frappe l’arame.

Bendir –Defi –Tar …

C’est un tambour sur cadre circulaire et de dimension en moyenne 50 -60 cm couvert d’une peau d’animal ou parfois d’une membrane synthétique. Il appartient à la famille des membranophones. Les sons sont produits par la vibration de la membrane tendue sur le cadre. C’est un instrument de percussion répandu en Afrique du Nord, au Moyen Orient, en Iran, en Grèce … sous différentes appellations. Par exemple en Grèce, selon sa forme et sa région, il est appelé « dahare » en Thrace et en Macedoine grecque, « défi » à Epire … En Afrique du Nord, il est appelé « bendir », en Egypte « tar » et avec des différenciations. Il y a en a qui sous la peau et sur toute la longueur de son diamètre, ont fixées trois cordes en boyau, formant ce qu’on appelle « un timbre ». Il y en a qui sont équipés de cymbalettes. Il y en a qui sont plus petits, au cadre plus massif avec moins d’anneaux …Il se joue assis en le tenant droit sur une des jambes du percussionniste et on frappe avec les deux mains ou debout en le tenant en l’air avec une main et l’autre main donne le rythme.

Le cd Fin’amor

Les troubadours du moyen âge désignaient par “fin’amor” l’amour idéal, parfait, constant. Une utopie, donc. Lamia Bedioui se demande si mettre sur un seul album une berceuse sépharade, une chanson de mariage palestinienne, un raï révolté et sarcastique, une chanson provençale, du chant grégorien et un chant égyptien classique, n’est pas aussi une utopie. Avec en plus toute la panoplie d’instruments de Solis Barki, allant du berimbau brésilien au didgeridoo australien en passant par le bol chantant tibétain, cela constitue en effet un impressionnant défi. Les artistes le réussissent à merveille, nous plongeant d’un coup dans des atmosphères, des cultures, des langues variées, avec toujours le même élan, la même force de conviction, même lorsqu’il s’agit de styles dits primitifs comme en Laponie. Mais le plus simple, pour nous francophones, c’est peut-être d’écouter les deux dernières chansons : l’une en provençal qui nous donne envie de danser, l’autre une chanson de troubadour en français “Belle Doette” avec de superbes envolées. Ensuite passons au reste du monde, si l’on peut dire, pour encore mieux apprécier cet enracinement multiple qui unit tant de choses qui paraissaient si différentes. Si le terme “musique du monde” a encore un sens, c’est ici qu’il faut l’employer. Ajoutons que le livret en papier recyclé, qui joue de manière originale avec les couleurs et la taille des caractères, complète le grand plaisir de l’écoute musicale (www.lamiabedioui.com).

Marc Bauduin