Vous êtes assis(e), non pas en train de lire ce texte, mais devant quelqu’un qui est peut-être votre futur employeur et qui vous pose la question habituelle sur vos hobbies. Dans votre réponse, l’expression « musique traditionnelle » provoque immanquablement un mouvement d’étonnement de sa part : haussement des sourcils, regard interrogateur. « Une forme de musique classique, voulez-vous dire ? ». Lorsque la question vous est posée dans la langue de Vondel, cela va paradoxalement nettement mieux : « volksmuziek », la musique du peuple, est un terme beaucoup plus clair.

Le quiproquo se poursuit même chez certains adeptes de cette musique. Ainsi, la question « jouer des contredanses, est-ce bien traditionnel ? » apporte deux réponses : l’une note que certaines contredanses ont pu être jouées, dansées, transformées par le peuple, devenant finalement traditionnelles; l’autre s’exclame « et quand bien même ce ne seraient que des danses de salon : la cour a bien le droit aussi d’avoir ses traditions, n’est-ce pas ? »

C’est vrai que l’expression « musique populaire traditionnelle », au singulier comme au pluriel, est longuette. On lui préfère souvent le « folk », terme particulièrement ambigu puisqu’il recouvre aussi bien le folk song américain (Joan Baez, Bob Dylan et autres) que les musiques traditionnelles – et d’inspiration traditionnelle – « de chez nous ». Nos voisins du sud, eux, parlent volontiers de « musique trad », avec la volonté de s’adresser à un public large, notamment jeune, dans un langage moderne …

Serions-nous passéistes, passifs, poussifs poussins suivant lentement mère France ? N’aurions-nous qu’une « musique trap », que le « p » du paysan passéiste décidément peu populaire fait passer à la trappe des médias ?

Une constatation : ce milieu peu connu dans notre belle Communauté regorge cependant d’activités. Une bonne cinquantaine de groupes de musique, sans même compter les groupes issus de l’immigration, jouent régulièrement. Plus d’une centaine de groupes de danse se retrouvent avec entrain, généralement dans l’intimité mais parfois aussi lors de spectacles publics; ils sont également à l’origine d’un important travail d’initiation dans les écoles .

Le chant traditionnel est par contre le parent pauvre, malgré l’abondance des « cramignons » liégeois recueillis par Terry et Chaumont , malgré les Noëls wallons analysés par Auguste Doutrepont et malgré les recueils publiés par la Commission Royale Belge de Folklore. Des perles comme La mort de Jean Reynaud mériteraient pourtant une ample diffusion. Tout ce monde se retrouve régulièrement dans des stages de musique, chant et danse, notamment ceux que le centre de Borzée organise quatre fois par an dans les Ardennes, en mêlant apprentissage et esprit festif, comme il se doit; ou encore au stage annuel que l’Académie Internationale d’Eté de Wallonie, pionnière en la matière, organise depuis belle lurette à Neufchâteau.

Alors, puisqu’il y a au moins autant de groupes de musique traditionnelle populaire en Communauté française que de Molons dans le célèbre orchestre namurois cher à feu Ernest Montellier, pourquoi n’entend-on pas parler d’eux ? Et puis, que jouent-ils exactement et dans quel esprit ? Y a-t-il vraiment une musique traditionnelle populaire wallonne, et est-elle digne d’intérêt ?

Tâchons d’y voir clair, tout d’abord dans le répertoire actuellement joué. Disons d’emblée que le répertoire wallon, après la flambée « folk » des années septante, n’a pas toujours connu l’intérêt qu’on lui porte aujourd’hui. Les bourrées berrichonnes, les andros bretons, les jigs irlandaises et les valses suédoises ont toujours eu beaucoup de succès. Le temps n’est certes plus au musicien de village quasi isolé du reste du monde et maîtrisant subtilement un répertoire limité, étroitement lié à son terroir et à ses coutumes. Les moyens de communication modernes et l’arrêt de la tradition musicale populaire en Wallonie depuis la guerre font que nos musiciens ressentent fortement l’attrait de musiques étrangères restées vivantes, telles l’irlandaise ou la bretonne, voire le cajun de Louisiane. Les Dubliners et les Chieftains font un tabac à chacun de leurs passages en nos terres. Face à cet engouement, la volonté de jouer wallon apparaît souvent plus comme un raisonnement intellectuel que comme un plaisir musical. Et pourtant, on joue de plus en plus du wallon !

C’est que le répertoire wallon, composé essentiellement de musique à danser, a des caractéristiques uniques. La maclote, la sabotière, l’amoureuse sont des danses bien wallonnes que quasiment aucun groupe étranger ne joue.

Si l’on danse plus de danses wallonnes, on joue donc parallèlement plus de musiques wallonnes. Et lorsque le musicien prend plaisir à interpréter, pour le voir danser, un air wallon dont la mélodie peut parfois sembler banale, il y met des finesses, un trait d’humour, des variations de rythme et de notes, il communique ce plaisir au danseur : le plaisir du danseur et celui du musicien sont inséparables, ils se renforcent mutuellement. Par contre, une bourrée berrichonne jouée par des Belges ne sera jamais qu’une bourrée « à la belge », qui ne contient pas toutes les subtilités d’interprétation de sa région d’origine.

Les sources musicales, peu nombreuses, sont essentiellement constituées de manuscrits de violoneux (Jamin, Houssa et autres, que le centre de documentation de la Fédération des Groupes Folkloriques Wallons rassemble vaillamment) et de quelques maigres collectages. Les violoneux wallons étaient jadis réputés jusqu’en Suède, à l’époque où les sidérurgistes wallons sont allés aider ce pays à mettre sur pied son industrie de l’acier. Leur tradition est cependant perdue; on ne peut qu’essayer de la reconstituer en imaginant ce qu’elle a pu être. Des groupes particulièrement actifs en ce domaine sont Rue du Village (tendance autrichienne) et Trivelin. Mais bien d’autres (Les Macloteus, etc.) ont du wallon à leur répertoire. En bal, on y ajoute généralement quelques branles de la Renaissance, l’une ou l’autre contredanse si ce n’est déjà fait et une série d’airs traditionnels des pays voisins.

Quelques compositions d’inspiration traditionnelle parsèment le répertoire actuellement joué, mais restent très nettement minoritaires. On peut y voir au moins deux raisons. La première consiste dans l’étendue vaste, en pratique inépuisable du répertoire traditionnel populaire européen. La seconde, peut-être la plus importante, véritable antithèse du passéisme, est que chaque musicien développe en principe un style propre, qui reflète certes les tendances de son milieu mais qui incorpore nombre d’éléments personnels : rythmique, nuances, ornements, variations, accompagnements. Nul besoin de composer pour être différent ou pour affirmer sa musicalité !

Et si l’on parle des groupes, le même raisonnement reste d’application, en y ajoutant encore les arrangements. Certains vous diront cependant que les arrangements de musique traditionnelle doivent être simples puisque les musiciens de la tradition étaient habituellement seuls, plus rarement en petit groupe (violon et cornemuse ou deux violons, par exemple). D’autres – vive la liberté musicale ! ont l’esprit totalement ouvert. Tel était le cas de Jug of Punch (actuellement dissous) qui s’ouvrait au jazz, au ragtime et au blues. Autre exemple : Mac Rahl, avec ses musiciens issus du blues et du folk.

Tel est aussi le cas de Panta Rhei, le groupe de Steve Houben qui crée de superbes arrangements dans sa généreuse tentative d’embrasser l’ensemble de la tradition populaire européenne en compagnie du violoniste et cornemuseux Luc Pilartz. Une tentative sans doute utopiste (songeons ne fût-ce qu’aux diverses régions de France, si différentes de l’Europe de l’est et pourtant si différentes l’une de l’autre), donc utile.

Il va sans dire que la plupart des musiciens de la Communauté actifs en musique traditionnelle ne sont pas professionnels. Ils jouent uniquement pour leur plaisir et le plaisir des danseurs, donc du public (l’animateur se fera un plaisir de vous entraîner dans des danses « communautaires » simples lors de votre prochain bal folk). Ils ne communiquent généralement pas spontanément leur agenda et n’aiment pas le « show biz ». Dans ces conditions, il est difficile de s’étonner qu’on parle peu de cette musique.

De plus, on assiste ces dernières années à un net accroissement des prestations lors de fêtes privées (mariages, anniversaires) au détriment des activités publiques. Peu d’organisateurs de kermesses, de grands feux, de fêtes font actuellement appel à nos musiciens « traditionnels ». Par peur de traiter le public autrement qu’en consommateur ? Par peur d’un manque de décibels dans les haut-parleurs ? L’aspect festif et communautaire est pourtant essentiel dans cette musique. Peut-être s’agit-il d’un comportement cyclique, ce qui aurait au moins le mérite de nous rendre optimistes pour le proche avenir.

Terminons à la manière de certains contes de la tradition :

Et il y eut une grande noce avec nous les musiciens, et vous qui appreniez les danses et entraîniez votre entourage. J’avais un chapeau de beurre, des sabots en chocolat et tra la la, c’est fini pour aujourd’hui.

Marc Bauduin.

Le texte ci-dessus est une version remaniée de l’article paru dans le périodique Consonances-Dissonances.