Les difficultés et l’obscurité ne s’aperçoivent en chaque science que par ceux qui y ont entrée. Car encore faut-il quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore, et faut pousser à une porte pour savoir qu’elle nous est close. D’où naît cette Platonique subtilité que, ni ceux qui savent n’ont à s’enquérir, d’autant qu’il savent, ni ceux qui ne savent, d’autant que pour s’enquérir il faut savoir de quoi on s’enquiert.
Montaigne, Essais, livre III, chap. XIII

Je voudrais revenir ici sur un sujet que j’ai déjà abordé ailleurs (1). Il s’agit de l’usage souvent abusif que l’on fait du folklore en attribuant à des musiques, des danses, des chansons, etc, une étiquette nationale ou régionale.

Disons d’abord que cette pratique, parfois naïve et innocente – chacun ayant tendance à se rechercher des racines anciennes, réelles ou imaginaires – peut aussi, parfois, revêtir des formes inacceptables. Sans aller jusqu’à l’assimiler à l’usage qu’ont fait du folklore, authentique ou non, le nazisme ou le stalinisme, on peut citer maint exemple d’un comportement qui, sous le noble prétexte de l’attachement à sa région ou à son pays, confine à l’intolérance. J’ai déjà cité cette anecdote : Nous étions en Bretagne. On nous avait invités, un ami anglais et moi, à jouer quelques musiques lors d’un fest-noz. En commençant, nous avons annoncé, sans trop y penser, que nous allions jouer des airs anglais. Soudain, au milieu d’un morceau, la sono a été coupée. Les organisateurs ont mis la main sur le coupable, qui avait, à coup de bêche, sectionné les câbles des haut-parleurs. Il s’est justifié en proclamant que la musique anglaise n’est pas de la musique celtique et n’a donc pas sa place dans un lieu voué exclusivement à la tradition celte !

Beaucoup de gens, profanes mais aussi musiciens et danseurs, croient de bonne foi à l’existence d’une « musique celtique », rassemblant les traditions bretonne, galloise, irlandaise, écossaise, galicienne. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, et je n’ai pas la place ici pour le développer comme il le mériterait. Mais tout musicien un peu averti doit se rendre compte qu’il y a un monde de différence entre un andro ou une gavotte bretonne d’une part, et d’autre part une double jig ou un hornpipe irlandais. Pour qui connaît quelque peu l’histoire de la musique, il est évident que la musique traditionnelle irlandaise, si riche et originale soit-elle, doit beaucoup à d’autres répertoires, et notamment à la musique baroque (à travers l’influence anglaise ou française). Si les airs traditionnels bretons, basés sur une tessiture réduite, sur des rythmes répétitifs, sur deux ou trois modes d’ailleurs courants dans d’autres régions de France, peuvent passer pour anciens, rien ne permet d’affirmer une quelconque origine pré-romaine ! A fortiori pour la musique irlandaise ou écossaise. La vérité est que l’on sait très peu de choses du monde celtique, et certainement moins au sujet de la musique et des danses que concernant d’autres aspects de la culture de cette période …

On pourrait en dire autant du folklore d’autres régions. Par exemple, j’ai entendu affirmer par des danseurs vendéens que le cercle circassien (danse recueillie en Angleterre au début du XXème siècle) était une authentique danse maraîchine ! Ou par tant d’autres (berrichons, normands, flamands, wallons, etc) que la scottiche (danse répandue dans toute l’Europe au XIXème siècle, devenue « populaire », mais qui n’a jamais vraiment « folklorisé ») était une danse typique de leur région.

On se trouve là devant une de ces manifestations de ce que j’appellerais l’arrogance de ceux qui ne savent pas et croient savoir (voir Montaigne … ). Au rebours, ceux qui connaissent quelque chose en matière de tradition populaire (comme et plus qu’en d’autres domaines, plus aisément connaissables) avouent leur ignorance. Témoin ce cours donné en Sorbonne par Jean-Michel Guilcher sur l’histoire de la danse au Moyen-Age, et qu’il débutait par ces mots : « On ne sait rien sur la danse au Moyen-Age ! » (en quoi il exagérait un peu). En ce domaine comme en bien d’autres, il serait bon que chacun s’exerçât quelque peu à plus d’esprit critique.

D’autant que trop souvent, on passe de l’attribution d’une étiquette régionale ou nationale à je ne sais quelle « obligation », pour les musiciens, danseurs, chanteurs, (peut-être moins pour les conteurs) de telle région de ne pratiquer que (ou de pratiquer de préférence) le répertoire de ladite région. Pour ce qui nous concerne directement, c’est parfois le cas en Wallonie. J’ai souvent entendu dire que nous devrions danser en priorité des danses wallonnes, jouer en priorité des airs wallons… Comme si le répertoire « wallon » était, comment dirais-je, lié au sol ! Quand on sait un peu de quoi il s’agit, le répertoire recueilli par exemple par Mme Thisse-Derouette est très sujet à caution. Plus fondamentalement, la vérité oblige à dire que, depuis le XVIIIème siècle, les airs de danses ont beaucoup voyagé à travers l’Europe. Que, à l’imitation de la country dance anglaise, on a créé, publié, dansé énormément de contredanses en France, mais aussi à Liège, Gand, etc. Qu’on ne craignait pas, à l’époque, de danser des danses venues d’ailleurs. Que certaines de ces contredanses ont influencé, à des degrés divers, le répertoire traditionnel paysan, acquérant par là, parfois mais pas toujours, une spécificité régionale (c’est le cas, par exemple, des bourrées berrichonnes, peut-être de certaines maclottes …).

Libre à chacun, donc, de choisir ce qu’il veut danser, chanter ou jouer, selon ses besoins, ses goûts, son plaisir. Mais sans imposer d’obligations imaginaires et, à la limite, dangereuses. Exactement comme chacun est (ou devrait être) libre de parler la langue ou le dialecte de sa région, mais comme il est abusif d’en faire, de droit ou de fait, une obligation.

Eric Limet, septembre 2000.

(1) « Folklore et politique », in « A l’écoute de Mains Unies » n° 119, octobre 1997

(Article paru dans le Canard Folk en décembre 2000)

 

Nationalisme et Folklore : de l’eau au moulin

L’article  » Nationalisme et Folklore « , proposé par Eric Limet dans le numéro 199 du Canard Folk m’a beaucoup interpellé d’autant qu’y sont développés des thèmes qui me tiennent particulièrement à coeur.

Jean-Pierre Wilmotte
Le monde celte

Le nationalisme, c’est-à-dire l’attachement maladif à une nation, à une entité politique est un sentiment tout récent dans l’histoire de l’Europe. Les grandes nations sont nées aux 18ème et 19ème siècles, en même temps que le romantisme, le plus grand inspirateur du nationalisme. Sous l’ancien régime, le système féodal voulait que l’on soit attaché à son seigneur protecteur et non lié à une entité territoriale. Et lorsque l’on parle de nation celte, on semble très souvent ignorer qu’aucune nation celte n’a jamais existé dans l’Antiquité. Ces populations qui déferlèrent sur l’Europe venant d’Asie partageaient certainement une culture commune, un art et une technologie ainsi qu’une langue. Mais les Celtes n’ont jamais été capables ou n’ont jamais eu la volonté de s’unifier politiquement. L’esprit tribal était le plus répandu et l’intérêt local était le plus fort, ce qui se traduisait fréquemment en luttes fratricides et meurtrières. Certaines alliances temporaires eurent bien lieu, mais restèrent anecdotiques, par exemple, lorsqu’il fallut s’unir pour résister aux légions romaines de Jules César.

Quelques siècles d’occupation romaine ont eu raison de la civilisation celtique sur une grande partie du territoire européen. On considère que la langue celte disparut de nos contrées au 8ème siècle. Que s’est-il passé ? Les populations dites gallo-romaines se sont peu à peu assimilées aux occupants romains en y laissant finalement leur identité et leur langue et en adoptant la culture d’un occupant pretigieux. La langue celtique s’est maintenue là où les Romains n’ont pas laissé d’empreinte à long terme : en Grande-Bretagne ; et ils n’ont jamais débarqué en Irlande. Plus tard, les populations celtes seront repoussées vers l’Ecosse, le Pays de Galles, l’Ile de Man, les Cornouailles par les envahisseurs germains. Et si l’on parle celte en Bretagne, c’est parce qu’un mouvement de population eut lieu de la Cornouaille insulaire et du Devon vers l’Armorique au début de notre ère.

Les Bretons, Ecossais, Manois, Cornouaillais et Irlandais se réclament d’une appartenance celtique parce qu’ils ont eu le bonheur de conserver la langue. Mais avant l’arrivée de César, l’endroit où je suis né, au coeur de la Wallonie était tout aussi celtique. Et je me dis que j’ai peut-être plus de sang celtique dans mes veines que certains habitants de Quimper, de Oban ou de Galway.
Et la Wallonie ?

Quant à la Wallonie, elle est une création récente dans l’histoire. Elle ne présente aucune unité linguistique puisque, outre les quatre variétés de wallon, on y parle le picard, le lorrain, le champenois et que les patois germaniques sont encore vivants le long des frontières de l’Allemagne et du Grand-Duché de Luxembourg. La Wallonie n’est d’abord qu’une entité politique créée au sein de la Belgique comme pendant de la Flandre, un territoire de langue romane hors de France. Néanmoins, elle existe en tant que réalité politique et de plus en plus elle s’affirme comme entité économique et culturelle.

Je ne pense pas qu’il existe une musique wallonne avec des caractéristiques vraiment typiques. La Wallonie a toujours été un lieu de passage, de batailles, de guerres et fut occupée par de nombreux envahisseurs qui tous doivent y avoir laissé des traces. Comme le soulignait Eric, de nombreux airs récoltés chez nous se retrouvent dans les régions limitrophes et parfois bien plus loin. C’est encore plus vrai pour les nombreuses chansons récoltées dans nos contrées : elles font partie, pour la plupart, du corpus français et on les retrouve un peu partout : en France, en Suisse et aussi au Québec et en Louisiane.  » La belle se sied au pied de la tour « , une complainte retrouvée dans un manuscrit namurois du 15ème siècle se retrouve dans plusieurs coins de France. Déjà au Moyen Age, la musique et les chants parcouraient l’Europe dans tous les sens. Et le fait qu’un chant soit en wallon ne signifie en rien qu’il soit d' » appellation d’origine contrôlée « . De tous temps, on a utilisé des airs connus pour y superposer des textes de circonstance. Quant aux airs à danser, ils sont aussi le résultat d’échanges. Ne dit-on pas que la maclote ou matelote aurait été apportée par des marins venus d’Ecosse ?

Mais je pense que tout cela n’est pas bien grave. Le répertoire que j’ai beaucoup de plaisir à interpréter, en ce moment, est presqu’exclusivement d’origine wallonne, trouvé dans des manuscrits wallons, ce qui veut dire, pour moi, qu’il a été joué, à un moment donné, dans nos régions. Des ménétriers ont utilisé ces airs pour faire danser nos aïeux et cela me réjouit. Ces airs, je suis conscient de les interpréter à ma façon, avec ma propre sensibilité, en y apportant ma marque personnelle et celle de mes collègues musiciens. Le jeu à deux cornemuses que nous pratiquons n’a certainement jamais existé chez nous, mais qu’importe, j’y prends beaucoup de plaisir. Peut-être apportons-nous quelque-chose de neuf dans l’interprétation de certains airs, mais restons modestes !

L’essentiel est d’amuser et de s’amuser en faisant de la musique, du chant ou de la danse. La musique a d’abord un rôle social de délassement, même si certains y voient matière à polémique oiseuse. Nos ancêtres ménétriers ne semblaient pas se poser les questions que maints musicologues en chambre semblent se poser aujourd’hui. Lorsqu’un air ou une danse leur plaisait, ils l’adoptaient, qu’il soit d’Auvergne, de Pologne, de Bavière ou de Bretagne. Et ces airs, ils les adaptaient à leur sensibilité, à leur manière de jouer, à leur instrument. Les gavottes et bourrées sont de plus en plus jouées par nos groupes de bal. Adoptons-les comme nos ancêtres ont adopté la mazurka et la valse ! Faire de la musique  » traditionnelle  » (ou  » folk  » ou  » du monde « ) est plus une question d’honnêteté intellectuelle vis à vis de soi-même et du public que d’authenticité, une autre notion moderne. L’honnêteté est à la portée de tous et est contagieuse tandis que l’authenticité, on peut la chercher longtemps tout en étant sûr de ne jamais la trouver. Mais c’est un autre débat …

Jean-Pierre Wilmotte

(Réaction parue dans le Canard Folk en janvier 2001)

 

Nationalisme et Folklore

En réponse à l’article « Nationalisme et Folklore : de l’eau au moulin » (page 12 du n°200, janvier 2001), je ferais déjà une première constatation : c’est que dans le monde aseptisé de nos media « métissés », « Nationalisme », « Folklore » sont devenus des concepts « vides de sens » sauf pour nos media toujours prêts à nous inventer une nouvelle carotte, pour nous faire avaler leur salade ! Et nous tenir bien sages !

Ben, être « Celte » alors, c’est quoi ?

Etre « Celte » c’est peut-être aussi une façon de regarder le monde, un monde qui ferait les yeux émerveillés, un refus de la médiocrité, une volonté de parler « vrai », loin donc des mensonges, du bourrage du mou et du préchi-précha de nos media.

Etre Celte ? Vous vous sentez Celte. Vous êtes Celte ! Bevet Keltia !

Amitiés celtes,

Jacques Van de Vloet

(Réaction parue  dans le Canard Folk en février 2001)