Dans la longue histoire de MAINS UNIES – où j’ai animé entre autres tant de semaines de Vilaret – et dans celle, plus longue encore, de SWING PARTNERS – avec les centaines de Barnas et autres bals folk, stages, groupes de danses folk, de chant et de musique, de Morris dances, où j’ai joué ce même rôle de « donneur d’âme » – il est arrivé souvent que l’un ou l’autre me demande : « Mais quels sont tes trucs ? Comment t’y prends-tu pour provoquer cet enthousiasme, cette joie de chanter, de danser, de jouer ensemble de la musique ? »

Je ne vais pas jouer le faux modeste et je le dis sans ambages : Je sais qu’on me crédite en ces matières d’une compétence technique et pédagogique certaine, et d’une passion contagieuse. Et je pense n’avoir été avare ni de mon enseignement ni de mes conseils. Mais même après un stage ou une session d’atelier, parfois ces mêmes questions m’ont encore été posées avec insistance, comme si, au-delà des notions enseignées ou communiquées, des voies de perfectionnement suggérées, il y avait comme un secret bien gardé, cette petite clef d’or dont les frères Grimm offraient le symbole à l’orée des contes merveilleux qu’ils avaient recueillis.

Je repensais à tout cela voici quelques semaines en voyant une pièce de théâtre de Jean Verdun (1), qui raconte l’histoire d’un architecte dont la compétence est reconnue de chacun, y compris du roi, mais dont les audaces ne sont pas toujours comprises.

L’intrigue commence à l’arrivée de trois compagnons, peut-être envoyés par un commanditaire, et qui dans un premier temps se montrent humbles et respectueux. Mais rapidement, ils se révèlent de plus en plus pressants à l’égard de l’architecte, exigeant (chacun selon son tempérament et ses propres ambitions) qu’il leur livre ses secrets. Non seulement ils le demandent, mais ils sont de plus en plus menaçants (et, entendant ces dialogues de fiction, je ne pouvais m’empêcher de me souvenir de quelques épisodes douloureux, bien réels ceux-là, qu’il m’est arrivé de vivre).

Que répond le Maître à ces compagnons impatients ? Il leur dit (peut-être ne s’agit-il pas de ses propres mots, mais je crois être fidèle à sa pensée) : Il n’y a pas de secrets. Tout ce que je peux vous livrer, ce sont ces quelques conseils …

Pour réaliser une œuvre, pour œuvrer, ce qui est nécessaire, c’est d’abord d’être enthousiaste, ou mieux d’être plein de vie, d’avoir en soi – plus fort que tout – ce besoin de créer, l’impatience de se lever tôt matin et de se mettre au boulot.

C’est de savoir que tout apprentissage demande un travail acharné, du temps, de la patience. Qu’il faut se chercher un ou des maîtres, savoir que parfois on ne les trouve pas d’emblée, que, parfois, pour les dénicher et obtenir le cadeau de leur bienveillante attention, on doit faire preuve de beaucoup de persévérance. Il faut ensuite accumuler de l’expérience personnelle. Il faut accepter d’être toujours un apprenti.

En outre, si l’on veut créer une œuvre personnelle, et pas seulement suivre le troupeau, cela exige encore une autre qualité : le courage. Il faut être capable de s’indigner contre le conformisme, la laideur, la bêtise et la paresse. Mais, par ailleurs, il importe d’ être conscient que même en étant novateur, tout créateur s’inscrit dans une lignée, qu’il est un chaînon dans la longue chaîne des artisans (oui, c’est le mot exact : des artisans !) qui l’ont précédé et de ceux qui le suivront. Il faut être à la fois humble et ambitieux.

Et bien entendu, on peut (on doit !) transmettre. Mais il ne s’agit pas de trucs, de ficelles. Il s’agit de la « substantifique moelle » tirée d’un long apprentissage. Il s’agit de transmettre des valeurs, et, à côté de savoirs et de savoirs-faire, certes indispensables, un savoir-être.

Pour revenir à mon histoire personnelle (non pas par désir de me mettre en avant, mais parce que, après tout, c’est celle que je connais le mieux et qui peut donc le mieux illustrer mon propos), je me souviens de mes premiers pas dans le domaine de la danse traditionnelle. J’avais quinze ans. Quand pour la première fois j’ai entendu parler d’un « cours de danse folklorique » (on employait alors, sans complexe, ce mot si souvent décrié), j’étais bien un peu réticent (j’étais un garçon, que diable !) (2). Mais, surmontant cette réticence, j’y suis allé, et d’emblée je fus conquis sans réserve. Bien plus : bientôt je commençais à me préparer à devenir, à mon tour, un animateur, un transmetteur.

Il n’y avait alors, évidemment, ni CD, ni cassettes, ni vidéo, ni internet. A peine des disques (les 78 tours, lourds et fragiles). Pas ou peu de livres, en tout cas de bons. Que faire alors pour me préparer ? En premier lieu, j’apprenais à danser le mieux possible (et, dirais-je aujourd’hui, cela ne se fait pas en deux bals et trois week-ends). Ensuite, entre deux danses, j’allais m’asseoir sur un banc et je notais, notais, notais (3) – les mélodies, les pas, les figures, les noms des danses. Rentré chez moi, je recopiais mes notes sur fiches, je rejouais les airs.

Et puis j’ai été suivre des stages un peu partout (en France, en Angleterre, au Danemark, en Israël, en Irlande, etc). J’ai appris à jouer d’un instrument aisément transportable et convenant bien à la danse (jusque-là, je jouais du piano, et il n’existait pas alors de claviers électroniques ! …).

Toutefois savoir danser ne suffit pas pour être un bon animateur, loin de là ! Je me suis choisi des maîtres, je les ai observés, je les ai admirés, parfois regardés d’un œil critique (mais en reconnaissant d’abord tout ce qu’ils m’apportaient). Dans un premier temps, je les ai imités, jusqu’à ce que je découvre mon propre style. J’ai saisi toutes les occasions de m’exercer à enseigner, à animer.

Tout cela m’a pris beaucoup de temps, beaucoup d’efforts.

Et je suis devenu un animateur. Conscient de n’être qu’un apprenti, un maillon dans une longue chaîne, mais fier de l’être, et d’avoir pu donner à mon tour, après avoir beaucoup reçu.

Eric LIMET, 18 mars / 22 avril 2002

 

(1) »L’architecte » de Jean Verdun (au théâtre du Parc à Bruxelles)

(2)Ce cours, c’était Mme Stiévenart qui le donnait, à la Centrale wallonne des auberges de jeunesse. C’était, peu s’en souviennent, les débuts de ce qu’on appelait déjà la DAPO. Les enseignantes, Mme Stiévenart et Josée Raeymaeckers, s’étaient formées à la VDCV.

(3)Je notais ensuite. J’apprenais d’abord à danser. J’ai observé quelques personnes qui faisaient l’inverse; c’était mettre la charrue avant les bœufs; ces personnes-là ne sont jamais devenues des animateurs !

(article paru dans le Canard Folk en avril et mai 2002)