De juillet 2011 à janvier 2012, le Canard Folk a publié une série d’articles et de partitions autour de cette polka-marche. Le point de départ était un air russe appelé Katchéli.

Cet air est tiré d’un recueil de 128 chansons, notamment comiques, du répertoire enfantin et populaire, publié à Moscou en 1921 par N.Kh. Viessiel et E.K. Albrecht … en caractères cyrilliques.

Portant le n° 88, au départ écrit en Ré, il fait tout de suite penser à une polka connue, mais laquelle ? C’est Hubert Boone qui nous a fourni la réponse : il s’agit d’un air des Gilles de Binche appelé « polka marche », un thème fort répandu en Europe, dans les pays scandinaves, en Hongrie, en Tchéquie … et Hubert Boone est d’avis qu’il provient d’une redowa tchèque en 3/4.

 

En juillet je vous présentais quelques airs russes, dont Katchéli qui sonne familièrement à nos oreilles, et que Hubert Boone a reconnu comme une variante de la première partie de la « polka marche » des Gilles de Binche. Hubert a écrit un long article à propos des airs des Gilles de Binche, des airs auxquels pas grand monde ne s’était intéressé, dans l’ouvrage collectif « Traditions musicales en Belgique – Muziektradities in België » (chez Les Amis de la Musique à Spa, 2009). La polka marche, parfois aussi appelée polka de Panne ou polka flamande, est supposée avoir été composée par Charles François Panne, un Flamand qui dirigea la Fanfare Royale Les Pélissiers de Binche de 1856 à 1870. Cette polka est en quatre parties, mais les deux premières forment en réalité un thème répandu à cette époque en Europe, entre autres en Scandinavie.

Hubert Boone a retrouvé la trace d’une redowa (en 3 temps) et d’une redowacka (en 2 temps, cette danse suit habituellement une redowa qui est plus lente) de Bohème orientale (en Tchéquie), dans un recueil publié à Prague en 1921 : c’est indubitablement le même thème. La danse redowa est apparue dans les salons parisiens vers 1840, et est arrivée chez nous au plus tard en 1850 en s’y maintenant jusqu’au début du 20ème siècle. Hubert Boone formule donc l’hypothèse, logique, que cet air de redowa a inspiré Panne qui lui a ajouté deux parties.

La redowacka est reproduite ci-dessous. Je lui ai ajouté des accords pour accordéon Sol/Do.

Il reste que, si j’avais contacté Hubert Boone à ce propos, c’est que l’air russe me semblait familier, l’ayant entendu jadis dans des bals folk. Michel Heijblom (cornemuseux et flûtiste, entre autres) est aussi de cet avis, et pense que la seconde partie modulait (ce qui n’est pas le cas de la redowa). Voici la première partie de l’air (une polka ou une scottische) dont nous nous souvenons tous les deux :

D’où cet appel : vous souvenez-vous d’avoir entendu cet air dans des bals ? Savez-vous qui le jouait, et connaissez-vous la suite de l’air ?

L’épisode suivant a été publié en novembre 2011, sous la plume d’Eric Limet :

Cher Marc,

Je réponds à ton appel dans le n° 317 de septembre, suite à la publication des airs russes dans le n° 316 de juillet.

Cet appel a suscité quelques échanges stimulants pour l’esprit, notamment avec Hubert Boone.

Au vu de l‘air «Katchéli», j’ai tout de suite pensé à un air de danse danois (en tout cas à la partie A de cet air), accompagnant notamment une danse, «Pirrewals», que j’avais reprise dans mon recueil «Hopsa» et sur le CD correspondant. La similitude ne laisse place à aucun doute !

Je ne sais pas si les souvenirs de Marc et de Michel Heijblom se rapportent au même air, mais en tout cas nous l’avons souvent joué, aux Barnas, aux soirées de Vilaret Mains Unies et ailleurs. Peut-être existe-t-il un air de polka similaire ? La question reste posée.

Quant à la parenté avec la «Polka marche» des airs de gilles, c’est une autre affaire. Il est vrai que la 2ème mesure est identique, et qu’il y a une ressemblance à la 1ère mesure. Il est vrai que l’allure générale est la même. Mais de telles ressemblances peuvent être l’effet du hasard, dans le cadre d’une langue mélodique et harmonique tellement répandue au XIXème siècle et jusqu’à aujourd’hui… Quel musicien, entendant les 4 premières mesures d’un air somme toute aussi banal (à l’accord de tonique, avec cadence à la dominante) ne répondrait-il pas d’instinct par les 4 suivantes, sur l’accord de dominante, tombant sur une cadence à la tonique ?

Mais ce qui est plus étonnant, et qui conduit à s’interroger davantage sur le sujet, c’est la similitude entre la partie B de la Polka marche, celle de la Redowcka citée par Hubert Boone, et celle de Pirrewals (partie B, soit dit par parenthèse, absente de Katchéli …).

Sur les conseils d’Hubert, j’ai lu avec grand intérêt, à ce sujet, le long article, remarquablement documenté, qu’il a publié concernant les airs de gilles de Binche (x).

A supposer, comme il le fait, que les 3 airs (et les autres qu’il cite, en provenance de Bohème, de Hongrie, ou même de Johann Strauss fils, etc) soient apparentés, on peut établir la chronologie suivante :

1856-70 : Composition (l’a-t-il entièrement composée ?) par Charles-François Panne de la Polka marche

1887 : Publication de l’air de Redowcka dans l’important ouvrage de Friedrich Zorn, «Grammatik der Tanzkunst»;  Publication de Pirrewals au Danemark

1921 : Publication d’une Rejdovacka similaire à celle de 1887 dans un recueil tchèque ….

1922 : Publication à Moscou de l’air Katchéli.

A quoi Hubert ajoute la date de 1840-50, époque à laquelle la danse Redowa (et sa parente la Redowcka ?) s’est, semble-t-il, répandue en Europe.

Peut-on, comme semble le penser Hubert, tirer une conclusion de cette suite de dates ?

Ensuite, si même la filiation paraît évidente, en tout cas pour la partie B, entre redowacka et polka marche, il me semble qu’en ce qui concerne Pirrewals et l’air Katchéli (qui nous a entraînés dans cette réflexion …) il y a quelque chose de nouveau, qui n’apparaît pas dans les précédents.

Il me semble que c’est aller un peu vite en besogne. Tout d’abord, il ne pas faut pas confondre l’histoire d’une danse avec celle des airs susceptibles de l’accompagner. Ce n’est pas parce que la danse Redowa existait dès 1840 ou 1850, que l’air qui accompagnait sa parente la Redowcka en 1887 remonte à cette époque?!
C’est l’attaque même de la partie A (seule présente d’ailleurs dans Katchéli), cette phrase mélodique qui commence tout en haut et descend. N’est-ce pas ce qui nous a d’abord frappés, Marc, Michel Heijblom et moi ? Cette petite formule mélodique paraît plus originale, et pourrait être le résultat, soit d’une invention tardive, soit d’un emprunt à je ne sais quel air plus ancien. Recherche qui reste à faire …

Quoi qu’il en soit, je voudrais conclure par une pensée plus générale. Il est amusant, il peut même être intéressant de procéder à des comparaisons. Mais il ne faut pas, d’une similitude, a fortiori d’une simple ressemblance (entre 2 airs, 2 danses, les paroles de 2 chansons traditionnelles, etc) conclure trop vite à une hypothétique filiation.

Et, serais-je tenté d’ajouter de manière encore plus générale, il ne faut pas conclure trop vite, en quoi que ce soit !
Eric Limet, 28 septembre 2011

(x) in Traditions musicales de Belgique – Muziektradities in België, Les Amis de la Musique, Spa, 2009

Enfin, en janvier 2012 paraissait ce qui suit.

Voici la suite du feuilleton commencé avec la publication de l’air russe « Katchéli », qu’Hubert Boone est tenté de rattacher, avec de nombreuses variantes dans divers pays européens, à la polka-marche des Gilles de Binche (dite aussi polka de Panne) et à une redowa et une redowacka de Bohème orientale (voir le Canard Folk de juillet, de septembre et de novembre). Cela me laissait cependant un peu sur ma faim, ayant le souvenir (vague) d’un air similaire joué en bal, probablement en scottische.

Suite à notre appel très aimablement repris par Trad Magazine (reprenant la partition de Katchéli qui ne contient qu’une seule phrase), nous avons reçu plusieurs réactions de lecteurs.

Alain Bravay nous écrit ceci :

Je suis tambourinaire en Provence (sud-est de la France), c’est à dire musicien traditionnel jouant du galoubet et du tambourin provençal, également prof d’instruments provençaux au Conservatoire d’Orange.

Suite à l’encart paru dans le Tard’mag n°140, Je vous fais parvenir la version provençale de l’air dont vous parlez.

En Provence, il s’agit d’une polka du répertoire de l’excellent tambourinaire-chocolatier Alexis Mouren (1873-1950) de Marseille. La partition de Mouren de la polka a été diffusée en interne au sein de la fédération de folklore en?Provence, elle était probablement issue des carnets manuscrits de Mouren (vers 1900 ?).

Cet air est joué chez nous seulement en polka. Le répertoire des tambourinaires en Provence, comme ailleurs bien souvent, a toujours été largement pourvu de transcriptions d’airs à la mode du moment, et bien souvent parisien… voire même européen !

C’est sans doute le cas de cette polka, il reste à prouver qu’elle soit belge.

Suite à une querelle avec son collègue Joseph Boeuf, également tambourinaire de renom, Alexis Mouren rebaptisa cette polka « Boeuf en daube » pour se moquer de lui.

Par ailleurs, cet air est aussi connu en Languedoc (sud-ouest de la France) sous le titre « Polka des fifres ».

Michèle Nottet (du groupe Chalafolk, à Châtillon sur Chalaronne) nous parle de la polka du Grand Rouge, dite du Centre France qui est notamment jouée par Patrick Bouffard sur son cd « Patrick Bouffard joue Jenzat, répertoire du Berry ». Le nom « grand rouge », dit-elle, viendrait peut-être d’un musicien costaud qui aurait les cheveux roux ?? Jean-Paul Bringer (de Lozère) et Georges Ballot (d’Amuse Danse) nous citent cette même polka sans guère d’infos. Sur internet, on signale cette polka comme provenant du Morvan. Voici une de ses versions :

Cela nous rappelle que Walter Lenders (de Trivelin) nous avait conseillé « d’aller voir du côté du Grand Rouge ».

Dans les deux exemples ci-dessus, la première phrase est bien celle de la polka-marche (et de Katchéli). La seconde phrase de Boeuf en Daube correspond également à la polka-marche, mais pas le trio. Et la seconde phrase du Grand Rouge n’y correspond pas.

Et voici que ce 14 décembre, Eric Limet nous communique ceci :

Cher Marc

Le hasard, et peut-être un peu d’obstination, m’ont fait découvrir quelque chose de neuf concernant l’air en question !

Il s’agit d’un air manuscrit, noté par un violoneux d’une petite localité anglaise, Warnham, dans le comté du Sussex. Ce musicien populaire, «parish clerk and fiddler», s’appelait Michael Turner. Il a tenu son cahier entre 1842 et 1852.

Voici l’air tel que l’a noté ce M. Turner (1)

 

 

 

 

 

 

La parenté (tout au moins de la partie A) est évidente avec la polka-marche de Charles-François Panne (1856-70), la Redowcka de Zorn (1887), le Pirrewals (1901), et enfin l’air Katcheli (1922). Et, ce qui est remarquable, c’est qu’il s’agit ici de la toute première mention de cet air (entre 1842 et 1852) … du moins à notre connaissance !

Conclusions ?

D’abord, M. Panne n’a, semble-t-il, rien inventé !

Ensuite, voilà qui nous rapproche fort, apparemment, de l’époque où la redowa fut inventée ou introduite dans nos pays d’Europe occidentale. Ce qui, je le reconnais, accrédite davantage l’hypothèse d’Hubert Boone, et diminue mes doutes … Qu’en pense Hubert ?

Enfin, il reste à trouver quelque chose qui date d’avant 1842 … Avis aux amateurs !

Eric Limet, 14 décembre 2011.

Tout ceci, bien entendu, «just for fun» !

(1) Reproduit dans «A Sussex tune book», de Anne Loughran & Vic Gammon, EFDSS 1981, n° 37. Merci à mon ami musicien Peter Barnard qui m’a aiguillé sur cette voie !